La gastronomie est un véritable filigrane de l’Histoire… Et, du haut de ses toques immaculées, la cuisine française doit sa réputation de haute volée à une lignée de gastronomes, érudits, gourmands, mécènes et monarques qui lui ont offert ses lettres de noblesse. Escale dans les fourneaux de l’Histoire.
Veau Marengo, hachis Parmentier, champagne, poule-au-pot, crème Chantilly… Secouez un livre d’Histoire, émincez finement les chapitres, et vous obtenez un livre de cuisine ! A chaque époque ses trouvailles et ses expérimentateurs, ses maîtres d’hôtel ingénieux et ses plats vénéneux. Saviez-vous, par exemple, que le goût des Romains pour l’oie avait sans doute épargné à Rome une brutale incursion gauloise ? Ou qu’Hitler suivait un régime végétarien sur conseil de son médecin, alors qu’il raffolait des saucisses allemandes ? Ces anecdotes, loin d’être des cas isolés, ont donné à l’Histoire quelques-unes de ses recettes les plus fameuses. En voici une liste savoureuse, à consommer sans modération.
L’épidémie tourne au vinaigre
Les époques de vaches maigres ont souvent accouché des pires digestions. C’est lorsqu’ils voient leurs vivres réquisitionnées par les flottes embarquées pour les Grandes Découvertes, aux XVe et XVIe siècles, que les habitants de Porto se mettent à cuisiner les restes ; ainsi deviennent-ils experts de la tambouille des abats, particulièrement des tripes, qui se dégustent encore aujourd’hui « à la mode de Porto ». De même, le temps des sièges permet quelques innovations culinaires notables. Un exemple parmi tant d’autres : lors du siège de La Rochelle, cité protestante qui fait de la résistance dans le royaume majoritairement catholique de Louis XIII, les habitants affamés avalent chevaux, chiens, chats, rats… Des soldats sont même postés à l’entrée des cimetières pour empêcher les assiégés d’aller déterrer les cadavres !

Ce genre de cuisine désespérée jalonne, malheureusement, les époques les plus sombres. Une autre recette va émerger de ces temps troublés ; en pleine épidémie de peste, le « vinaigre des quatre voleurs » passe pour un remède à la contagion. Selon la légende (tantôt située du côté de Marseille, tantôt à Toulouse), quatre brigands auraient profité des ravages de la peste pour détrousser les cadavres encore chauds, sans pour autant se voir transmettre la « mort noire »… Ils tiendraient leur résistance à la contagion d’une mixture secrète, du vinaigre dans lequel auraient infusé plusieurs aromates. Cette mixture rejoint la pharmacopée française dans les années 1750, et on peut encore aujourd’hui se le procurer pour ses prétendues vertus antiseptiques. A supposer qu’on ne soit pas déjà sceptique, bien entendu !
La poule-au-pot, plat égalitaire
Un indice prouvant la suprématie de la table française : les serviteurs qui s’affairent en cuisine sont de plus en plus nombreux. A la Cour de François Ier, début XVIe, « à côté des queux et des maîtres queux […] se bousculent quatorze écuyers tranchants, six panetiers, dix échansons, vingt-six officiers de cuisine, neuf de fruiterie… plus de soixante-dix personnes ». Mais il s’agit là d’un privilège royal, car les classes pauvres n’ont pas cette veine. Les paysans doivent se contenter de pain, de soupes de fèves et de légumes, voire de bouillies infâmes où la viande se fait rare. Un siècle après François Ier, un roi de France va chercher à rompre cette alimentation fade et indigeste…

On prête en effet à Henri IV la démocratisation de cette recette simple et chaleureuse : la poule-au-pot, attachée au terroir français et particulièrement gascon, est le symbole d’une époque qui souhaite renouer avec prospérité et convivialité gastronomiques. En 1610, lors d’un échange au vitriol avec le Duc de Savoie sur la situation économique de la France, le monarque promet l’avènement d’une époque faste : « si Dieu me donne encore de la vie je ferai qu’il n’y aura point de laboureur en mon Royaume qui n’ait moyen d’avoir une poule dans son pot ». Mais il faudra se montrer patient. Cuite lentement dans un bouillon de légumes, la volaille mijotera au moins un demi-siècle avant de faire son entrée dans les livres d’Histoire… et de recettes.
La patate, mal-aimée puis réhabilitée
Si la table française n’est pas en reste au sortir de l’ère médiévale (marquée notamment par les premiers livres de recettes populaires, comme Le Viandier de Taillevent), les Grandes Découvertes allongent considérablement la liste des ingrédients à mitonner. Dinde, café, tomate, courgette, chocolat rejoignent une cohorte d’aliments toujours plus sophistiqués ; mais les légumes racines sont encore méprisés. Il s’agit d’une méfiance de longue date, entretenue notamment au Moyen Âge, car on associe les légumes qui poussent sous la terre (carotte, panais, navets…) à l’Enfer, niché dans les entrailles de la Terre.

C’est ici qu’entre en scène Antoine Parmentier. Agronome de son état, mais aussi pharmacien militaire, il est fait prisonnier en Prusse durant la Guerre de Sept Ans (1756-1763) mais profite de sa captivité pour goûter à un légume nouveau : la pomme de terre. Rapportée du Nouveau Monde par les conquistadors du XVIe siècle, le tubercule n’en jouit pas moins d’une mauvaise réputation, et n’est cultivé que sporadiquement en Europe… D’autres ont bien tenté d’en faire la promotion (Duhamel du Monceau, Mustel de Rouen), mais ils n’ont rencontré qu’un succès timide.
Qu’à cela ne tienne : travaillant sur ses vertus nutritionnelles, Parmentier garde la patate et obtient l’aval de l’Académie des Sciences en 1771. C’est le temps de plusieurs famines retentissantes, et la classe paysanne française n’est pas dans son assiette… La pomme de terre permettra justement de combler les vides. Louis XVI en personne vient remercier l’agronome d’avoir réhabilité « le pain des pauvres » en 1786. Mais comment populariser sa consommation alors que nombre s’en méfient comme de la lèpre ? Tout simplement, en faisant garder son champ de tubercules par des sentinelles armées, ce qui laissa courir la rumeur selon laquelle on y gardait un aliment précieux… appelé à se décliner en frites, chips, purées, truffades, salades, gâteaux. Un siècle plus tard, Alexandre Dumas livre pas moins de treize recettes de pommes de terre dans son Grand Dictionnaire de Cuisine (1873). Sa popularité ne se démentira plus !

La cuisine au Grand Siècle : champagne !
Les XVIIe et XVIIIe siècles entérinent la gastronomie française comme une cuisine prestigieuse, éblouissante et raffinée. C’est le temps d’une inventivité gourmande à toutes les sauces : sous la houlette de chefs méticuleux apparaissent la crème Chantilly (attribuée faussement à Vatel, qui la popularise au château éponyme), la mayonnaise, le champagne, la béchamel, mais aussi des créations alliant savamment esthétique et saveur. Le Potager du Roy témoigne d’un regain d’intérêt pour les légumes (il était temps, les aristocrates souffrant de leur goût pour les viandes) tandis que les bonnes manières redistribuent les cartes du « bien manger ». Un exemple extrait d’un traité de 1628 : « étant assis à table, ne te gratte point, et garde-toi tant que tu pourras de cracher, tousser ou te moucher, ou fais-le dextrement sans beaucoup de bruit ».

La créativité qui galvanise les maîtres queux de l’époque les expose également à une certaine pression. Maître d’hôtel de Nicolas Fouquet, surintendant des Finances sous Louis XIV, François Vatel multiplie les services lors d’une réception donnée en l’honneur du monarque, le 17 août 1661. Mais le Roi-Soleil est blessé dans son orgueil : on le sert dans une vaisselle en or massif alors que la Couronne est en proie aux pires difficultés financières… Moins d’un mois plus tard, il fait arrêter puis emprisonner Fouquet. Quant à Vatel, il rejoint le service de Louis II de Bourbon-Candé en son Château de Chantilly. A l’occasion d’une autre réception organisée en l’honneur de Louis XIV, la livraison de poisson que le maître d’hôtel a commandée n’arrive pas… Incapable de survivre à un tel affront, Vatel se suicide au moment-même où le poisson est acheminé jusqu’aux cuisines.
« Poulet de la victoire » à Marengo
La Révolution française souffle un vent de changement sur la gastronomie nationale. Les princes en exil abandonnent derrière eux une cohorte de cuisiniers, marmitons et serviteurs ; ces derniers ouvrent donc leurs premiers restaurants, préludes aux établissements étoilés. Antonin Carême, « roi des chefs et chef des rois », se distingue par la création de pièces montées qui font sensation. Quel dommage que Napoléon se montre si insensible aux plaisirs de la table ! L’Empereur a des manières militaires : il ne s’accorde que quinze minutes pour déjeuner, parfois sans même descendre de cheval. Une formule qu’il employait beaucoup : « si vous êtes un petit mangeur, venez chez moi ; vous voulez mangez bien et beaucoup, allez chez Cambacérès » (le Second Consul).

Malgré cette imperméabilité gastronomique, Bonaparte laissera tout de même une recette à l’Histoire : le 14 juin 1800, à la Bataille de Marengo, les hussards napoléoniens défont l’armée impériale autrichienne dans le Piémont. Selon la légende, pour célébrer cette victoire, le cuisinier de Napoléon – un certain Dunan – va s’approvisionner dans les marchés alentour : il y récolte poulet, tomate, persil, huile d’olive, écrevisses… L’Empereur est pressé et, n’ayant pas le loisir de faire rôtir la viande, Dunan découpe la volaille au sabre et la fait rissoler dans l’huile d’olive. Il improvise ainsi la recette du poulet Marengo, mijoté ensuite dans une sauce à base de de cognac, de tomates cuites et d’aromates, et servi accompagné d’écrevisses et d’œufs frits.
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La recette évoluera quelque peu jusqu’à nos jours (le cognac, les écrevisses et les œufs étant évacués au profit du vin blanc, de champignons et d’oignons), et se déclinera également en « veau Marengo » ou en « lapin Marengo ». Le petit appétit de Napoléon ne la prédestinait pas à une telle postérité…

Bibliographie
- Patrick Rambourg, Histoire de la cuisine et de la gastronomie françaises, Perrin, coll. Tempus, 2013.
- Philippe Alexandre, Béatrix de L’Aulnoit, Des fourchettes dans les étoiles : brève histoire de la gastronomie française, Fayard, 2010.
- Stéphane Hénaut, Jeni Mitchell, Histoire de France à pleines dents, Flammarion, 2019.
- Jean Vitaux, Le dessous des plats. Chroniques gourmandes, Presses Universitaires de France, 2013.