Napoléon Bonaparte, chef militaire acclamé, fin stratège, a couronné la France de lauriers au début du XIXème siècle, étendant son emprise dans la quasi-totalité de l’Europe. Dans la foulée d’une ascension aussi fulgurante, la chute n’en est que plus impitoyable. Exilé par ses ennemis jurés sur l’île de Sainte-Hélène en 1815, le Petit Caporal termine sa vie sous bonne garde. Portrait d’un empereur en perdition.
Sur le pont du HMS Northumberland qui navigue vers Sainte-Hélène, affrontant les flots turbulents de l’Atlantique, Napoléon ne souffle mot. Son regard grimpe le long du mât principal, qui arbore fièrement la Croix de Saint-Georges. La Royal Navy escorte celui qu’elle surnomme « Fleshy », un chien de chasse désormais muselé, vers une prison de roches noires dévorée par les vents.
Parcours d’un météore
L’Empereur n’a plus le maintien auguste de ses premiers triomphes, ni la fougue bouillante de sa jeunesse corse ; mais ses yeux pétillent toujours d’intelligence. Sait-il déjà que cette traversée sera sans retour ? Napoléon régnait sur un empire qui s’étendait jusqu’en Russie, il contrôlait Hambourg, Rome, Barcelone et Amsterdam. Que de chemin parcouru depuis la « misérable » demeure familiale d’Ajaccio, rue Malerba ! Enfant régulièrement moqué pour son accent italien – il naît un an après que l’île soit devenue possession française –, Bonaparte aura fait taire les brimades sur le champ de bataille. Néanmoins il sent poindre, après les faits d’armes et la gloire militaire, le temps de l’oubli. Pour enterrer sa légende, les Anglais lui ont réservé une destination de choix : Sainte-Hélène, un cercueil de roche volcanique d’à peine cent-vingt kilomètres carrés perdu dans l’Atlantique Sud. « Les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leur siècle, » affirmait Napoléon. La combustion a déjà commencé.

Commence alors une longue attente. Mais qu’attendre, si ce n’est la mort, à sept mille kilomètres de Paris ? Le rayonnement de la France s’est éteint avec son Empereur. Ruiné économiquement, isolé diplomatiquement, le pays est saigné à blanc par les garnisons étrangères qui l’occupent. Napoléon ne tentera pas de s’ôter la vie : contraint à abdiquer en 1814, sa première tentative s’était révélée désastreuse. Il lui reste une mission à accomplir : dicter ses Mémoires, et les offrir en pâture à son siècle. Un sursaut d’orgueil pour la postérité. Le pas lent, le Petit Caporal débarque sur les flancs déchiquetés de l’île le 15 octobre 1815. Ses compagnons d’infortune sont d’abord d’anciens généraux : Henri-Gratien Bertrand, Gaspard Gourgaud et Charles-Tristan de Montholon – ce dernier partagera également la captivité du neveu de l’Empereur, Napoléon III – seront les principaux complices du Corse en ces temps amers. En qualité de secrétaire, le comte de Las Cases, qui a fidèlement secondé Napoléon dans ses dernières heures de liberté, sera chargé de prendre en note ses Mémoires. On retient de ces deux personnages une conversation légendaire devant l’île d’Aix, en juillet 1815 : l’Empereur, au bord de la reddition, chargeait alors son homme de main de négocier avec les Anglais, mais s’étonnait de ne trouver aucune médaille boutonnée à son uniforme :
« – Pourquoi, Monsieur, ne mettez-vous aucune de vos décorations ?
– Mais, Sire, parce que je n’en ai point.
– N’avez-vous pas au moins la Légion d’honneur ?
– Non, Sire.
– Comment est-ce possible ? Allez demander à Marchand une des miennes. »
Mais le prestige de l’uniforme n’a plus d’effet à Sainte-Hélène. L’exil n’est qu’une affaire de temps. Le pavillon de Longwood, où Napoléon est reclus, est une masure humide et inconfortable, infestée de rats. Le Petit Caporal doit se satisfaire d’une routine constituée principalement de lectures, de jeux de carte et de repas copieux. Il a d’ailleurs sérieusement enflé depuis quelques années, et le docteur anglais Walter Henry le décrit en termes peu élogieux : « il avait plutôt la mine d’un gros moine espagnol ou portugais que du héros des temps modernes ».

Gamineries impériales
Après une vie passée à commander – il avait orchestré son premier affrontement dès la cour d’école, une bataille de boules de neige – l’oisiveté forcée ne convient guère au Corse, d’autant plus qu’elle est dictée par les Anglais, ses « ennemis les plus constants ». Comble de l’amertume, Napoléon ne reçoit plus de nouvelles de sa seconde épouse, Marie-Louise d’Autriche, ni de son fils. Le seul rayon de soleil qui parvient à percer ses pensées grisâtres s’appelle Betsy Balcombe, une Anglaise de quinze ans qui vit sur l’île et devient, à la grande jalousie des fidèles de Bonaparte, l’amie intime de l’Empereur. Voici comment l’écrivain Albéric Cahuet rapporte leurs enfantillages :
« Un jour, elle attaque Napoléon avec son épée, une autre fois rafle ses papiers sur la table, se sauve en courant et commet de telles étourderies que son père la consigne à la chambre ou I’enferme dans la cave pour l’assagir un peu. Rien n’y fait. Elle se rend insupportable à tout l’entourage de l’Empereur, mais I’Empereur ne peut plus se passer d’elle et elle revient toujours à lui, interrompant les dictées à Las Cases et jetant dans les bras du proscrit des gerbes de fleurs blanches et roses qu’elle a été cueillir pour lui dans le jardin merveilleux. »

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Toutefois, cette sympathie de circonstance entre Bonaparte et les Balcombe – le père travaille pour la Compagnie anglaise des Indes orientales, établie à Sainte-Hélène – attire la suspicion du gouverneur de l’île, Hudson Lowe, qui prend ses fonctions au printemps 1816. L’inimitié entre l’Empereur et son geôlier est réciproque : « il a le crime gravé sur le visage, » maugrée Napoléon. Mais une querelle supplémentaire n’est pas pour améliorer son état de santé, déjà chancelant.
Bonaparte alité
En 1817, l’incarcération de l’Empereur est marquée par des crises de douleur : on lui diagnostique un ulcère à l’estomac. Deux médecins ont déjà été sacqués, et c’est au tour de François Antommarchi de tirer les scalpels. Mais le Corse n’empêche pas l’état de Bonaparte de se dégrader. Bien au contraire, le traitement qu’il suggère le fait sans doute empirer. A partir de 1821, Bonaparte est méconnaissable ; pâle, fiévreux, cloué au lit, il refuse de s’alimenter. Un buste de son fils, placé en face de son lit de camp, lui tient compagnie pendant ses derniers jours. Finalement, le 5 mai, il prononce quelques paroles décousues (« Mon Dieu… La nation française… Mon fils… La tête de l’armée ») avant de s’éteindre définitivement.

Appelé au chevet du cadavre, Hudson Lowe ne peut s’empêcher de lui rendre un vibrant hommage malgré les différends qui opposaient les deux hommes :
« Et bien, Messieurs, c’était le plus grand ennemi de l’Angleterre et le mien aussi ; mais je lui pardonne tout. À la mort d’un si grand homme, on ne doit éprouver qu’une profonde douleur et de profonds regrets. »
La vie de Napoléon vient de prendre fin, sur cette terre luxuriante mais désolée, dont les côtes sont régulièrement avalées puis recrachées par les flots. Une île fut son berceau, une autre constitua son tombeau. Toutefois la légende de l’Empereur, conquérant hors pair, forgeron du Code Civil, n’est pas prête de disparaître. Sa propre mort – des analyses ultérieures révéleront une très forte concentration d’arsenic – constitue une énigme qui met encore aujourd’hui les esprits des historiens et des scientifiques en échec.

L’héritage de l’Empereur
« Quel roman que ma vie ! » aurait conclu Napoléon Bonaparte. Un roman gonflé d’ombre et de lumière, d’orgueil et d’amertume, de conquêtes triomphales et de cuisantes humiliations. L’Empereur a indubitablement réformé une France bégayant ses institutions post-révolutionnaires ; et sa postérité reste à jamais entachée du sang de ses hussards, congelés par milliers dans les déserts polaires de Russie. Choisir entre le héros et le bourreau, c’est oublier l’homme complexe et énigmatique que Napoléon a été jusqu’à son dernier souffle.
Symbole de la grandeur qu’il représentait, du respect qu’il forçait autour de lui, les campagnes françaises murmurent encore longtemps le nom de l’Empereur. Une rumeur tenace soutient qu’il a échappé à l’attention de son geôlier, et que sa mort ne serait qu’une mascarade destinée à ternir son héritage ! A chaque légende sa part de vérité : Napoléon est bien reparti de Sainte-Hélène. Car la jeune Betsy emporte, dans son exil vers l’Angleterre, une mèche des cheveux de l’Empereur…
Sources
- Jean Tulard, Napoléon à Sainte-Hélène. Interview réalisée par Richard Fremder, Hérodote, novembre 2018.
- Futura Sciences, « De quoi est mort Napoléon Bonaparte ? »
- Emmanuel de Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène (1822-23).
- https://www.britannica.com/biography/Napoleon-I