Les Disparus du Phare d’Eilean Mòr

Dans les îles Flannan, à l’ouest des côtes écossaises, un phare blanc se dresse, témoin d’une énigme centenaire. En décembre 1900, ses trois gardiens se sont mystérieusement volatilisés. Récit.

Le 7 décembre 1899, une lumière crue troue l’obscurité des îles Flannan, à l’ouest des côtes écossaises. Le phare d’Eilean Mòr vient d’être mis en route. Après plusieurs années d’une construction difficile – les matériaux ont dû être hissés au-delà des falaises de 150 mètres, remorqués directement depuis la mer démontée –, l’édifice devrait pouvoir guider les bateaux dans ce paysage constellé de récifs et secoué par les tempêtes. Pour assurer sa maintenance, on a mis en place une rotation de quatre hommes, dont trois habitent l’île en permanence (après six semaines de service, chacun reçoit deux semaines de congé à terre). Ses gardiens mis à part, Eilean Mòr, rocher inhospitalier sans cesse battu par les vents, est inhabité.

Une lumière s’évanouit

Un an est passé depuis la mise en circulation du phare. Douze mois de tonnerre, de chevilles foulées sur les escaliers détrempés de l’île, de rhumatismes et de provisions gâtées. Opérés depuis l’île voisine de Lewis, les ravitaillements sont incertains. Car les navires acheminant des denrées fraîches sont régulièrement contraints par les tempêtes à rester à quai… Dans cet environnement hostile noyé dans la brume, étranglé entre terre et mer, les trois gardiens mènent une existence solitaire faite de parties de cartes, de manœuvres de routine et d’excès de scotch. La seule preuve de leur présence, à des kilomètres à la ronde, c’est ce rayon lumineux balayant la mer en furie.

Au soir du 15 décembre 1900, toutefois, la lumière n’est pas allumée. Il est près de minuit lorsque le capitaine du bateau à vapeur Archtor, arrivé de Philadelphie, plisse les yeux sur l’horizon et remarque que le phare est éteint. Souci mécanique ? Mauvaise coordination des gardiens ? Pire encore ? Le capitaine Holman navigue prudemment. Les reliefs des côtes sont indissociables du ciel d’encre ou de la mer, noire comme la nuit… A son arrivée à Leith, quelques heures plus tard, Holman rapporte cet incident auprès du Bureau des Phares du Nord, l’organisme qui chapeaute la gestion des phares écossais.

BERGERS DES MERS. Thomas Marshall, Douglas MacArthur et James Ducat, trois des quatre gardiens de l’île, photographiés peu avant leur disparition. (Credit: StrangeOutdoors)

Les jours passent, et les guetteurs ne voient toujours pas pointer le faisceau d’Eilean Mòr. Du reste, le navire de ravitaillement, censé y accoster le 20 décembre, est retardé par le mauvais temps. Qu’est-il arrivé pour que les trois gardiens – James Ducat, Thomas Marshall et Donald McArthur – s’obstinent à rester dans le noir complet ? A la faveur d’une météo plus clémente, le navire Hesperus fait escale sur l’île au lendemain de Noël, le 26 décembre à midi. A son bord, le quatrième gardien, Joseph Moore, inspecte avec anxiété la silhouette spectrale d’Eilean Mòr, surgie de la brume comme un bateau-fantôme.

La disparition

Moore est le premier à constater que quelque chose ne tourne pas rond. Malgré les coups de sifflet et la fusée de détresse tirée depuis le pont de l’Hesperus, aucun des gardiens n’est présent pour l’accueillir sur l’île. Pire : aucun signe de ses confrères à l’intérieur du phare, où le temps semble s’être arrêté. Les pendules n’ont pas été remontées depuis une semaine. Sur la table à manger s’étalent, dit-on, des restes de repas à demi-dévorés – cornichons, pommes de terre et viande de mouton. Une chaise renversée semble indiquer un départ précipité, ou peut-être une bagarre. Les cendres sont froides dans la cheminée. Et un détail qui va faire couler beaucoup d’encre : une toile huilée se trouve encore sur le porte-manteau, ce qui suggère qu’un gardien a quitté le phare sans même se couvrir… Les directives du Bureau des Phares du Nord sont pourtant claires : au moins un gardien doit rester à l’intérieur du phare en toutes circonstances.

MONTÉE D’ADRÉNALINE. Pour gagner le phare, il faut emprunter ces escaliers de fortune, parfois ruisselants de pluie… (Photo: Chris Downer (c) Geograph CC BY-SA 2.0)

Conscient de la gravité de la situation, le capitaine de l’Hesperus envoie aussitôt un télégramme aux autorités maritimes :

« Un accident terrible est survenu dans l’archipel Flannan. Les trois gardiens, Ducat, Marshall et l’occasionnel ont disparu de la surface de l’île… Les pendules étaient arrêtées et d’autres signes indiquent que l’incident a dû se produire il y a environ une semaine. Les pauvres bougres auront été soufflés au-delà des falaises ou se seront noyés en tentant de sécuriser une grue. »

Le 29 décembre, une enquête est diligentée sur Eilean Mòr. Les journalistes se passionnant pour l’affaire, avec le lot d’exagérations que cela suppose, il est devenu impératif de faire la lumière sur cette mystérieuse disparition. Inspectant les restes d’un ponton abîmé par les éléments, l’enquêteur principal, Robert Muirhead – qui avait recruté les trois hommes – conclut que les gardiens se sont absentés du phare dans la soirée du 15 décembre afin de sécuriser des cordages menacés par la tempête, sur le débarcadère ouest, et qu’une immense vague les a précipités à l’eau. Affaire classée.

Aujourd’hui, une reconstitution des faits assez précise est retenue par la plupart des chercheurs. Voyant la météo se détériorer rapidement, Marshall et Ducat seraient partis sécuriser l’équipement du débarcadère ouest tandis que leur collègue restait en arrière pour assurer l’opération du phare. Marshall, le plus jeune des gardiens (28 ans), serait descendu le long de la falaise et aurait été projeté à l’eau par une vague scélérate. Ducat aurait alors couru jusqu’au phare pour avertir MacArthur et ainsi avoir plus de chances de le secourir. Arrivés sur place, les deux hommes auraient tenté d’envoyer une corde ou une bouée à Marshall… avant d’être emportés à leur tour par un mur d’eau. Ce soir-là, les vagues avoisinaient les 20 mètres de hauteur.

Fées, aliens et pirates

Le rapport de Muirhead, s’il est le plus crédible, ne constitue pas la seule solution mise en avant pour expliquer la disparition des trois hommes. Peu après les faits, témoignant de la fascination du grand public pour l’affaire, des dizaines d’explications plus ou moins plausibles ont été avancées. Les gardiens auraient été engloutis par un serpent de mer ; ils se seraient noyés en tentant de secourir un navire en détresse ; ils auraient été enlevés par des espions étrangers (voir par des fantômes ou des aliens) ou rendus fous par l’ingestion d’ergot de seigle… D’aucuns prétendent même qu’ils auraient été métamorphosés en oiseaux géants par les fées peuplant l’île !

LA PRESSE S’EN MÊLE. Le battage médiatique lié à l’affaire a contribué à grossir le mystère autour de la disparition des trois gardiens, de nombreuses théories plus ou moins farfelues ayant été avancées. (Credit: Telegraph)

Si ces théories ont eu le mérite d’épaissir le mystère, c’est toujours l’hypothèse de la vague géante qui est retenue par les historiens comme la plus plausible – faute de mieux. Bien sûr, des questions restent sans réponse : pourquoi les portes du phare étaient-elles scellées lors de l’arrivée de Moore ? Pourquoi Ducat et MacArthur, deux quadragénaires habitués aux périls de la mer, se sont-ils aventurés si imprudemment près du rivage ?

Malgré des recherches intensives, leurs corps ne furent jamais retrouvés et, en l’absence de preuves matérielles concluantes, l’enquête en resta là. Plus tard, d’autres éléments furent versés au dossier, notamment des extraits du journal de bord prétendument tenu par les gardiens. La dernière entrée, datée au 15 décembre, a stupéfié les chercheurs : « God is over all » peut-on lire, littéralement « Dieu domine toute chose ». Une prière en forme d’appel au secours… On réalisera plus tard que les extraits avaient été inventés par un magazine pulp américain dans les années 1920. Ce, même si de nombreux articles sur l’affaire continuent d’y faire référence.

Et après ? Depuis l’incident tragique de l’hiver 1900, Eilean Mòr s’est taillée une solide réputation d’île hantée. Au grand soulagement de ses gardiens, le phare est automatisé en 1971 ; une poignée de moutons et quelques esprits mis à part, personne n’habite l’île depuis lors.

Initialement publié sur Slate.fr


Bibliographie

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