Pluie de Cadavres à Caffa : La Peste Noire Catapultée en Europe

On pourrait penser que la guerre bactériologique est l’apanage d’une société moderne, galvanisée par les prouesses des secteurs de pointe (aviation, chimie, biotechnologie). Pourtant, cette pratique est presque aussi vieille que l’art de la guerre. Des puits empoisonnés aux gaz moutarde, petit détour sur les champs de bataille les plus contagieux.

Stricto sensu, la guerre bactériologique englobe toutes les techniques de combat mettant à profit des agents biologiques – microbes, plantes, toxines, venins, insectes – afin de semer la mort. Cela peut sembler surprenant mais, avant même de savoir stériliser des tubes à essai, l’humanité a tenté de domestiquer les bactéries pour les envoyer au front à sa place. Avec une efficacité redoutable : car les agents pathogènes infectent, contaminent et déciment, sans que les armures ou les murailles ne puissent les stopper.

Flèches saveur cadavre

Dès l’Antiquité, les archers scythes terrorisaient les steppes d’Asie centrale avec leurs traits dévastateurs. Ils avaient pour habitude d’enduire la pointe de leurs flèches de sang ou de fumier, en les plantant au préalable dans un cadavre peu frais (bonus si ledit décomposé est mort de maladie). Une plaie causée par ces impacts avait ainsi plus de chances de s’infecter voire de se propager. Même combat pour les Grecs qui polluaient les puits de leurs ennemis afin de les empêcher de se ravitailler, le plus souvent en y précipitant une carcasse animale en décomposition. Une méthode vieille comme le monde qui fut aussi brevetée par les Perses et les Romains, et se réinventa au Moyen-Âge : en 1495, dans le tumulte des Guerres d’Italie, on servit aux Français du vin dilué avec du sang de lépreux… Un verre, ça va, deux verres, on commence à perdre ses doigts.

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Parallèlement, on apprit à faire la guerre entomologique. Vous avez peur des petites bêtes ? Alors imaginez la surprise d’un assaillant qui, cabré sur une échelle à l’assaut d’une muraille, recevait une ruche bourdonnante sur la tête… Les abeilles furent parmi les premiers insectes utilisés à des fins belliqueuses. Certaines techniques sont empreintes d’exotisme : bombarder l’ennemi de jarres bourrées de scorpions au Moyen-Orient, ou abandonner à l’appétit des ennemis du « miel fou » (un nectar fabriqué par les abeilles à partir de pollen de rhododendron) provoquant délires et hallucinations. Ce n’est que le début d’une grande alliance entre guerriers et insectes – des siècles plus tard, on dévastera les cultures ennemies en y propageant des nuées de doryphores ou de moustiques.

Envolée de pestiférés

Mais l’un des épisodes les plus marquants de cette guerre bactériologique naissante se tint au XIVème siècle, sur les rives de la Mer Noire. A l’époque, des souches de la peste (Yersinia pestis) se promènent dans les sacoches des cavaliers mongols ou sillonnent les montagnes désolées de Chine. Bénis les Européens qui n’en connaissent pas encore les sévices : peau nécrosée et gonflée, apparition de bubons, vomissements, violents accès de fièvre. Mais l’apparente tranquillité du Vieux Continent – tout de même englué en pleine Guerre de Cent Ans – ne durera pas.

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Depuis le XIIIème siècle, le port de Caffa (aujourd’hui Feodosia, en Crimée) est un comptoir génois : les marchands italiens, ayant une clientèle large comme le monde, y font régulièrement escale pour desservir l’Asie Centrale et l’Orient. La cité est devenue l’un des marchés aux esclaves les plus lucratifs de la planète… Une richesse qui suscite bien des convoitises. Caffa est attaquée par les armées tatars de Djanibeg, chef suprême de la Horde d’Or, en 1345. Décimées par la peste, ces dernières ne parviennent pas à briser la résistance italienne. Qui plus est, la cité portuaire a beau être assiégée, elle peut régulièrement être réapprovisionnée en nourriture par voie maritime.

Les envahisseurs, qui se brisent par vagues successives sur les murailles de Caffa, voient leurs effectifs s’amincir. L’épidémie se propage à une vitesse effarante : très rapidement, des centaines de Tatars sont sur le flanc avec une fièvre effroyable. Les cadavres s’amoncellent, et la puanteur envahit le camp qui retient son souffle. Pourquoi ne pas se servir de cette faiblesse comme d’une arme ? Djanibeg ordonne de catapulter les cadavres des pestiférés par-dessus les remparts…

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Représentation d’un siège mongol. Note : ici, les assaillants assis sur le trébuchet sont bien vivants. Enfin, pour l’instant. (Credit: Edinburgh University Library via Wikipedia)

L’amère Méditerranée

Cette tentative pionnière d’attaque bactériologique par voie aérienne fait des dégâts. La cité, semble-t-il, ne tombe pas pour autant aux mains des assaillants ; mais l’épidémie mortelle se propage et les corps encore tièdes jonchent les rues, s’empilant en monticules pestilentiels : « des montagnes de morts » selon le Génois Gabriele de’ Mussi, contemporain des faits. Les assiégés ont beau livrer les corps aux eaux ténébreuses de la Mer Noire, il en revient toujours plus. Terrifiés, les marchands s’enfuient alors avec les soldats rescapés, et embarquent pour un voyage de retour plus que bienvenu. Mais les symptômes persistent. De retour en Sicile, ils introduisent la Peste Noire en Méditerranée, avec les conséquences que l’on connaît : entre 1347 et 1351, un Européen sur trois succombe à la maladie.

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Certes, les causes de l’épidémie sont sans aucun doute multiples : les marchands d’Asie Centrale sillonnant la Route de la Soie, les rats infectés qui pullulent à bord des bateaux de commerce européens… D’autres épicentres ont été identifiés et on ne saurait résumer la plus grande pandémie de notre histoire à une habile manœuvre de catapultage. Néanmoins les premières pierres de la guerre bactériologique furent posées à Caffa.

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Itinéraire de la pandémie jusqu’à son introduction en Europe, 1345-48. (Credit: Mark Wheelis, 2002)

Les siècles qui suivront seront prometteurs : gaz moutarde, chlore, anthrax, mycotoxines… Les progrès de la recherche en laboratoire et de l’aviation ouvriront des perspectives illimitées aux armées microscopiques, souvent au nez et à la barbe de la Convention de Genève. L’épisode de Caffa a prouvé – une fois encore – que les soldats ont encore un rôle à jouer sur le champ de bataille, même après la mort.


Sources

  • Mark Wheelis, « Biological Warfare at the 1346 Siege of Caffa » (2002), Emerging Infectious Diseases, 8(9), 971-975.
  • Vincent Gourdon, « Arrivée de la Peste Noire en Méditerranée », Encyclopaedia Universalis.
  • T. Debord, P. Binder, J. Salomon, R. Roué, « Les armes biologiques », Topique, 2002/4 (n°81), p. 93-101.
  • Collectif, Les pires décisions de l’Histoire de France (2015), éd. Larousse.
  • Amy Stewart, Wicked Bugs: The Louse That Conquered Napoleon’s Army & Other Diabolical Insects (2011), Algonquin Books of Chapel Hill.
  • Jeanne Guillemin, Biological Weapons: From the Invention of State-sponsored Programs to Contemporary Bioterrorism (2006), Columbia University Press.