Les Hallucinés De Pont-Saint-Esprit

Durant l’été 1951, la commune de Pont-Saint-Esprit, dans le Gard, est frappée par une mystérieuse épidémie convoquant hallucinations, délires psychotiques et internements en série. Soixante-dix ans après les faits, « l’affaire du pain maudit » n’a toujours pas été résolue. Récit d’un cold case déroutant.

En ce vendredi 17 août 1951, la commune de Pont-Saint-Esprit, grosse de 4 200 âmes, s’ébat tranquillement sur les bords du Rhône. C’est une fin d’après-midi paisible et chaude, zébrée par le chant des cigales, prélude à un week-end caniculaire. Les Spiripontains viennent quêter la fraîcheur dans l’ombre de la vieille-ville : sous les auvents des cafés, l’accent provençal éclate avec animation. On y discute loto, fêtes de voisinage, résultats sportifs. A priori, rien d’anormal dans ce village sans histoires du Gard. Et pourtant, d’ici une semaine, le ballet incessant des camionnettes de gendarmerie et des ambulances aura raison des grillons et des rires…

Premiers symptômes

A dire vrai, la seule irrégularité dans cette journée de routine, c’est l’affluence dans les cabinets médicaux de Pont-Saint-Esprit. Les salles d’attente sont pleines : on vient reporter des symptômes communs – problèmes digestifs, maux de tête – mais aussi des cas plus étranges, allant des tremblements à l’insomnie en passant par des soucis cardiaques. Certains cœurs, observent les spécialistes, battent à moins de cinquante pulsations par minute ! Bizarre… Après s’être concertés le samedi 18 août, les trois médecins de la ville, les docteurs Gabbaï, Vieu et Chavac, explorent la piste de l’intoxication alimentaire. Dans cette période de l’après-guerre, la peur de la pénurie est encore très présente : on peut garder de vieilles conserves pendant un certain temps, quitte à corrompre l’intégrité de leur contenu…

Pendant ce temps, l’épidémie mystérieuse progresse, s’étendant aux frontières des bourgs voisins. On reporte des malaises, des sueurs froides, des hallucinations. Une petite fille croit voir du sang suinter depuis le plafond de sa chambre. Un enfant tente d’étrangler sa mère. La maladie semble frapper au hasard, sans distinction de sexe ou d’âge, en plein cœur du village gardois. Le premier cadavre est découvert dans un lit aux draps déchirés, les yeux rivés sur le plafond… Le 21 août, déjà cinq personnes sont mortes tandis que cent trente Spiripontains ont été intoxiqués par ce mal mystérieux. Des murmures commencent déjà à se répandre : un démon est à l’œuvre à Pont-Saint-Esprit.

LA PRESSE S’EN MÊLE. Excité par la presse à sensations, le phénomène s’imprime à la une des quotidiens provençaux puis nationaux. Ici, une page de France Soir dans son édition du 28 août 1951. (Source: Gallica/BnF)

« Une nuit de l’apocalypse »

D’abord cantonnée à quelques cas sérieux mais vite maîtrisés, l’affaire dégénère brusquement dans la soirée du 25 au 26 août. Au beau milieu de la nuit, les villageois sont réveillés par des hurlements. Certains de leurs concitoyens sont descendus dans la rue et poussent des cris à glacer le sang. Se croyant possédés ou poursuivis par une horde de démons, ils se brisent les jambes en sautant depuis leurs fenêtres ou se jettent, à moitié nus, dans le Rhône. « Je suis mort, ma tête est en cuivre et j’ai des serpents dans le ventre ! » hurle un habitant. Ameutés par les villageois, les ambulanciers sanglent des Spiripontains gémissants et fiévreux à des brancards. Vingt-trois personnes souffrant d’hallucinations sont ainsi internées à l’hôpital de Pont-Saint-Esprit.

Appelé sur les lieux en pleine nuit avec d’autres policiers, le capitaine Bertrand n’a rien oublié : « lorsque nous sommes arrivés sur place, il régnait une atmosphère étrange. Partout les lumières des maisons étaient allumées, personne ne dormait. […] Certains habitants s‘étaient barricadés chez eux […] On aurait dit qu’une hystérie collective s’était emparée de la ville, et qu’on vivait en plein cauchemar. » Le bilan humain le confirme : près de trois cents intoxiqués, une trentaine d’internés en asile et peut-être sept morts… Passé le temps de la consternation, vient celui de l’enquête. La piste de l’intoxication alimentaire, défrichée par les médecins locaux, est rouverte : cette fois-ci, les soupçons se portent sur l’un des boulangers de la ville, un certain Roch Briand, qui tient une boutique sur la Grand’ Rue. Et si une farine avariée avait provoqué l’hystérie collective ?

LA FÊTE EST FINIE. Les ravages de l’épidémie contraignent la municipalité à reporter les fêtes dites « votives », typiques du Midi de la France, qui se déroulent l’été dans une ambiance chaleureuse et décomplexée. (Photo: RTL/AFP)

Un céréale killer ?

Il n’a pas fallu attendre « la nuit de l’Apocalypse », ainsi qu’on l’appelle encore dans le village, pour incriminer les miches de la boulangerie Briand. Dès le 20 août, la consommation de pain en provenance de son étal figurait parmi les dénominateurs communs cités par les malades souffrant de symptômes d’empoisonnement. Le maire de Pont-Saint-Esprit, Albert Hébrard, avait alors décidé, à titre préventif, de faire fermer toutes les boulangeries de la ville. « La population, qui ne veut plus manger de pain, a fait des achats massifs de biscottes, et on n’en trouve plus un seul paquet à Pont-Saint-Esprit » reporte le journal Le Monde dans son édition du 22 août. Petit à petit, le coup de folie s’estompe, les délires s’affaiblissent. La population reprend ses esprits en tartinant ses biscottes, s’accordant à penser que Roch Briand est le seul responsable de ce pétrin. Après tout, l’ergotisme – contamination par un champignon de l’ergot de seigle qui provoque hallucinations, délires, convulsions et nausées – est un phénomène expérimenté par les populations depuis le Moyen Âge…

MAL DES ARDENTS. On ignora longtemps les effets indésirables du champignon responsable de l’ergotisme, maladie du pain foudroyante pour nos ancêtres. Les victimes de ce mal douloureux, sujets aux convulsions, aux hallucinations et à d’atroces sensations de brûlures, étaient considérées comme victimes d’une sorcellerie ou d’un enchantement diabolique… (Credit: Matthias Grünewald, XVIe s./Musée Unterlinden)

Remontant la filière de production, les enquêteurs aboutissent au moulin de Saint-Martin-la-Rivière, dans le Poitou, où fut produite la farine utilisée par Briand. Le meunier, Maurice Maillet, reconnaît avoir recyclé du seigle avarié : « Je n’ai pas osé livrer cette marchandise de mauvaise qualité dans ma commune, alors je l’ai expédiée à Pont-Saint-Esprit » confesse-t-il. Fin août, Maillet est incarcéré à Nîmes avec son complice, le producteur de seigle. Mais les résultats des tests effectués sur des prélèvements de pain et de farine sont formels : les échantillons sont négatifs. En octobre 1951, les deux suspects sont libérés, et Roch Briand, également blanchi, peut retourner à ses pâtons.

Bon pain, mauvaise graine

L’enquête piétine. La piste de l’ergotisme ayant été écartée, la justice se retrouve à court d’idées. Au début de l’année 1952, on suppose que l’empoisonnement est dû à la présence de trichlorure d’azote, un agent concourant au blanchiment du pain, dans des machines illégales perquisitionnées chez soixante-quatorze meuniers de France. En 1954, trois ans après les faits, on penche plutôt pour une intoxication liée à un fongicide, le pathogen, utilisé par les céréaliers afin d’optimiser la conservation de leurs grains. Cette possibilité est finalement écartée au profit d’une autre, formulée en 1982 : le coupable serait en réalité un champignon colonisant les silos à grains !

PAIN QUOTIDIEN. Aliment de base des populations depuis la Préhistoire, le pain s’est imbriqué dans les traditions et les coutumes de nombreuses cultures. Par exemple, on ne retourne pas le pain à l’envers sur la table, geste qui porterait malheur… La raison en est toute simple : au Moyen Âge, les jours d’exécution publique, le boulanger réservait une miche pour le bourreau en la retournant sur son étal. (Source: Paul Getty Museum/Domaine public)

Toutes ces hypothèses accréditent au moins un fait : trente ans après le déferlement médiatique qui a fait sortir cette commune du Gard de l’anonymat, on ne sait toujours pas grand-chose du poison qui a contaminé ses habitants. Après s’être indignés de la libération du meunier poitevin, les Spiripontains finissent par baisser les bras. Un journal de l’époque relaie le sentiment général d’impuissance et d’incompréhension : « Alors, faute du nom du mal, on veut connaître celui de l’homme responsable. Les versions les plus abracadabrantes circulent. On accuse le boulanger, son mitron, puis l’eau des fontaines, puis les modernes machines à battre, les puissances étrangères, la guerre bactériologique, le diable, la SNCF, le pape, Staline, l’Église, les nationalisations ». Et puis quoi encore ? La CIA ?

Tests secrets au LSD

Il faut attendre le XXIe siècle pour qu’une nouvelle hypothèse – retentissante – éclose au grand jour : la CIA, la plus célèbre des agences de renseignement au monde, serait impliquée dans le chaos qui a accablé Pont-Saint-Esprit à l’été 1951. D’emblée, l’hypothèse surprend tant elle frise la théorie du complot. Que viendraient faire des agents fédéraux et des spécialistes du contre-espionnage dans une petite commune gardoise ? Pour saisir la logique derrière cette accusation, il faut se pencher sur le contexte particulièrement nébuleux et paranoïaque de la Guerre Froide. Dans les années 1950 et 1960, les États-Unis, englués dans une lutte idéologique face au bloc soviétique et ses alliés, voient des ennemis partout. Dans ce contexte, tous les moyens sont bons pour déstabiliser l’adversaire. Y compris les drogues dures et les armes de manipulation mentale, qu’on dit déjà mobilisées du côté soviétique, chinois ou nord-coréen…

DROGUES DURES. Cible de plus de 600 tentatives d’assassinat, Fidel Castro a fait l’objet d’un projet d’empoisonnement au LSD orchestré par la CIA : l’objectif était de rendre public un comportement irrationnel et névrotique afin de lui faire perdre en crédibilité… (Image: 1962 Propaganda Poster/Reddit)

Soucieuse de ne pas se laisser distancer par les chercheurs communistes, la CIA reçoit en 1953 le feu vert pour démarrer un programme de recherche biochimique dédié au contrôle mental et au lavage de cerveau. Baptisé « MKUltra », il s’appuie sur la participation d’institutions comme les universités, les prisons, les hôpitaux et les compagnies pharmaceutiques, organismes de recherche ou pourvoyeurs de cobayes qui ignorent, pour la plupart, l’implication de l’agence de renseignement ainsi que les buts secrets de l’opération ! Car pour la CIA, l’intérêt est purement politique et militaire : les armes de contrôle mental permettraient à la fois d’obtenir un sérum de vérité destiné aux interrogatoires, de manipuler certains chefs d’État et de déstabiliser des armées entières par vaporisation de substances hallucinogènes… Autant dire qu’on ne le crie pas sur les toits.

L’énigme Frank Olson

Il faut toute l’abnégation d’un journaliste, Hank Albarelli Jr., pour établir un lien entre les labos ultrasecrets de la CIA et la gueule de bois hallucinatoire des Spiripontains. En 2009, ce reporter indépendant publie A Terrible Mistake, livre qui entend révéler l’étendue des expériences menées par l’agence de renseignement dans les années clandestines de la Guerre Froide. Le point de départ du livre est la disparition de Frank Olson, un biochimiste de la CIA qui, le 28 novembre 1953, se jette par la fenêtre du dixième étage d’un hôtel new-yorkais. Dépression suicidaire ? Meurtre maquillé ? Olson, qui travaillait sur les applications du LSD dans la guerre biologique face aux Soviétiques, avait lui-même été copieusement drogué, quelques jours avant sa défenestration, par Sidney Gottlieb, directeur du programme MKUltra…

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A partir de ce point, l’énigme s’épaissit. Frank Olson fait partie des scientifiques ayant passé l’été 1951 en France. Et s’il avait supervisé des recherches secrètes dans le Gard ? Selon le journaliste, il serait rentré de France hanté par « une terrible erreur » qui y aurait été commise, ainsi qu’il le rapporta à son épouse… Plus loin dans son livre, Albarelli cite la transcription d’un échange entre un agent de la CIA et un chercheur du laboratoire suisse Sandoz, où la molécule du LSD fut synthétisée en 1938. Selon lui, « le secret de Pont-Saint-Esprit » ne serait pas lié à l’ergot de seigle ou au pain maudit tant décrié, mais à une pulvérisation aérienne de diéthylamide, un dérivé de LSD, sur la commune ! L’expérience ayant échoué, les analystes de la CIA se seraient orientés vers une seconde piste à travers la contamination de produits alimentaires locaux. Et ainsi, d’après le journaliste, l’agence de renseignement serait mouillée jusqu’au cou dans les événements mystérieux de l’été 1951…

Zones d’ombre

Bien sûr, il est très délicat d’accréditer les théories d’Albarelli. D’abord parce que le projet MKUltra reste confidentiel, et que les documents déclassifiés sont rares. Ensuite, parce que les résultats des analyses effectuées dans ce cadre auraient été en partie détruits par la Maison Blanche en 1975. Enfin, l’hypothèse d’une pulvérisation au LSD est contradictoire avec les éléments cliniques de l’affaire : l’hallucinogène n’attend pas plusieurs jours avant d’agir, et ne provoque pas les effets léthargiques observés chez les Spiripontains ! Et si les effets habituels de l’absorption de LSD sont similaires aux symptômes de 1951, c’est pour la simple et bonne raison que cette drogue est dérivée de l’acide lysergique, un des alcaloïdes contenus dans l’ergot de seigle. En conclusion, soixante-dix ans après les faits, le voile n’est toujours pas levé sur l’énigmatique « pain maudit » de Pont-Saint-Esprit. Faute de preuves tangibles, l’enquête reste ouverte.


Bibliographie

COVER PICTURE: Bread & Paper via Qui? Magazine (c) Montage by The Storyteller’s Hat.