Un Mur Dressé Contre La Peste : La Provence En Quarantaine

L’Histoire de l’humanité est un destin de frontières mouvantes, de murs en perpétuelle recomposition. La muraille, sentinelle silencieuse, dissuade l’envahisseur, affirme le pouvoir et garde la frontière. A Marseille, en 1720, on a même pensé qu’elle pourrait stopper une épidémie. Escale en Méditerranée, confuse et nécrosée par la dernière grande peste de notre temps.

L’homme bâtit des murs depuis que les refuges naturels ne lui conviennent plus. Il peut ainsi se prémunir des intempéries, des prédateurs, voire de ses congénères mal intentionnés. Il a dressé des murailles face aux envahisseurs barbares, établi des frontières pour réguler son commerce, levé des digues pour déjouer la violence des éléments. L’Histoire n’est pas avare d’illustrations.

Célèbres murs de l'Histoire

A cet impératif sécuritaire s’ajoute un rôle symbolique : depuis toujours, on a préféré isoler un problème derrière un mur plutôt que l’attaquer à bras-le-corps. De cette façon, il devient moins visible et quasi-inoffensif. Cercler une ville de remparts, murer les Juifs dans les ghettos, décapiter Berlin en deux renvoie à la même notion réconfortante de protection et de repli sur soi. Mais peut-on user du même stratagème pour endiguer le cours d’une épidémie ?

Marché aux puces

Peu de curieux auront remarqué, en ce 25 mai 1720, le Grand-Saint-Antoine s’amarrer aux quais du port de Marseille. La cité, havre des négociants et carrefour du commerce méditerranéen, est habituée aux allées et venues des navires marchands. Anglais, Italiens, Maltais, Grecs se mêlent à une population cosmopolite, vaquant à ses occupations avec une indolence toute méridionale. Peu observent, donc, le trois-mâts apponter ; après dix mois d’absence, le voilà revenu des Échelles du Levant, ses cales bourrées d’étoffes syriennes… couvertes de puces pestiférées.

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Les soieries précieuses sont déchargées tandis que les intendants sanitaires inspectent le navire. Leur capitaine admet avoir perdu huit hommes au cours de la traversée (dont le chirurgien de bord) : il a cru bon de faire jeter leurs cadavres par-dessus bord… Mais les papiers sont en règle, et les autorités ne cillent pas. Le spectre de la Grande Peste de 1348 plane-t-il encore dans les consciences ? L’épidémie avait été rapportée, dans des circonstances similaires, par un navire génois… et elle avait décimé un bon tiers de la population européenne. Mais la foudre ne tombe jamais deux fois au même endroit.

L’épidémie se déclare

Moins d’un mois plus tard, le 20 juin, une femme succombe rue Belle-Table. La peste n’est alors qu’un murmure qui serpente le long des rues exigües et sales, un sujet de conversation sinistre tenu entre des portes closes. D’autres cadavres suivent : les maisons, bourrées de monde de la cale au plafond, se chevauchent et favorisent la contamination de l’épidémie. Début juillet, on compte les linceuls par dizaines. Mais est-il déjà trop tard pour agir ?

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Michel Serre, Scène de la peste de 1720 à la Tourette. Le peintre, contemporain des faits, a vécu la panique de l’intérieur. (Tableau: Musée Atger, Montpellier via Wikimedia/Domaine public)

Pour chaque cas recensé, on fait murer la maison du pestiféré qui est ensuite « décontaminée » en y brûlant du soufre. Les infirmeries, déjà surchargées, ont des allures de nécropoles. Déjà les malades refusent d’y aller, et fuient en masse vers l’arrière-pays provençal. Les cordons sanitaires n’ont pas encore été tissés pour leur couper la retraite. Une chance de mourir dans la garrigue, sous le soleil ? Et de pousser la peste plus loin : Arles, puis Aix seront bientôt affectées. La famine guette. Un contemporain écrit dans son journal : « les hommes ne sont déjà plus que des ombres ».

On voit réapparaître les docteurs de peste dans leurs sombres habits de « corbeaux » – mais les remèdes sont inefficaces : on prescrit de la thériaque (contrepoison favori des apothicaires de l’Antiquité), de la poudre de salamandre, de la corne de rhinocéros… et même des airs de violon !

Fossoyeurs phocéens

Lentes à réagir, les autorités locales s’affolent. Le gouverneur de la province, Hector de Villars, refuse de se rendre à Marseille, soucieux de ne pas « exposer son illustre personne à des fatigues et à des dangers ». Les riches négociants fuient vers leurs demeures de campagne. La cité est en proie à la panique, et les ruelles miséreuses (comme la Rue de l’Échelle) sont des tombeaux à ciel ouvert. Il faut le dévouement héroïque de certains qui déplacent les corps ou supervisent le transfert des malades, faisant fi des morbides émanations : c’est le cas des deux échevins Estelle et Moustier, ou du chevalier Roze, qui font preuve d’un altruisme sans égal.

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Les échevins marseillais le 28 mai 1722, représentés sur un vitrail de la Basilique du Sacré-Cœur de Marseille. (Photo: Robert Valette via Wikipedia/CC BY-SA 4.0)

Les corps sont enveloppés d’un linceul puis jetés sans ménagement dans une fosse avec une pelletée de chaux vive. Chaque jour, il faut en tirer plus vers les fosses communes, à mesure que la cité se désertifie. En août, plusieurs centaines de personnes meurent chaque jour. Un poète de passage trace quelques vers lugubres :

« Les tombereaux et leur pâle cohorte

Vous font dresser les cheveux en passant.

Le conducteur demande à votre porte :

Êtes-vous mort ou êtes-vous vivant ? »

A la fin de l’année 1720, le fléau s’est apaisé. Les Te Deum résonnent aux quatre coins de la cité. Un évêque hasarde un exorcisme depuis Notre-Dame-des-Accoules. A la vue d’un corbillard, les Marseillais se ragaillardissent : enfin, les corps circulent de jour, et la vie reprend le dessus ! Pourtant le fléau, s’il a enfin quitté la ville, se répand comme une traînée de poudre dans les rades voisines – c’est le cas à Toulon. La quarantaine est maintenue, la circulation des denrées limitée par un arrêt royal, et le fructueux commerce s’assèche au profit d’autres ports méditerranéens.

« Le Mur de la Peste »

Alors que la peste ravage les cités des alentours, il est décidé par décret d’État de mettre toute la Provence en quarantaine au moyen d’un mur, surveillé nuit et jour par des gardes armés. Il a fallu pour cela obtenir l’aval des États Pontificaux : à l’époque, le Comtat Venaissin (actuel Vaucluse) et Avignon sont des enclaves papales, et ne sont pas rattachées à la Couronne. Antoine d’Allemand, l’architecte chargé du projet, le fait édifier en pierre sèche sur trente-six kilomètres de long. Il lui faut tout le printemps 1721 pour en venir à bout. Peine perdue : Avignon est contaminée en août.

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Un segment du Mur de la Peste aujourd’hui. (Photo: Psycho Chicken via Wikipedia/CC BY-SA 3.0)

A Marseille, la peste, qui n’a pas eu le temps de se cristalliser en souvenirs macabres, connaît une résurgence en 1722. Elle se déclare cette fois-ci rue de la Croix d’Or. La mémoire fraîche des Marseillais ordonne la panique : aussitôt il y a les mêmes fuites confuses, les portes murées, les lamentations. On fait creuser d’immenses fosses mortuaires dans le sol encore encombré de cadavres. Fausse alerte — la peste achève moins de deux cents personnes avant de disparaître. La « dernière grande peste d’Occident » aura amputé la cité phocéenne d’une bonne moitié de sa population (environ 40 000 décès) et laissé à la Provence une douloureuse cicatrice de pierre.


Bibliographie

  • Claude Quétel, Murs : une autre histoire des hommes (2012), Perrin.
  • Charles Carrière, Marcel Coudurié, Ferréol Rebuffat, Marseille, ville morte : la peste de 1720 (2008), Editions Autres Temps.
  • Paul Gaffarel, Marquis de Duranty, La peste de 1720 à Marseille et en France (1911), Perrin, Bibliothèque Nationale de France, accessible via Gallica.
  • V.-L. Bourrilly, De Duranty, Revue D’histoire Moderne Et Contemporaine (1899-1914), vol. 16, no. 3, 1911, pp. 366–368. JSTOR.
  • Michel Signoli et al. “Paléodémographie Et Démographie Historique En Contexte Épidémique: La Peste En Provence Au XVIIIe Siècle”, Population (French Edition), vol. 57, no. 6, 2002, pp. 821–847. JSTOR.
  • Dr. Biraben, “La Peste En 1720 à Marseille à Propos D’un Livre Récent”, Revue Historique, vol. 247, no. 2 (502), 1972, pp. 407–426. JSTOR.
  • David Frye, Walls: A History of Civilization in Blood and Brick (2018), Simon & Schuster.