Sur le champ de bataille, peu de spectacles doivent être aussi terrifiants que celui d’une charge furieuse de pachydermes échaudés. L’éléphanterie est utilisée depuis l’Antiquité, pourtant on ignore tout de cette pratique aussi étrange qu’impitoyable. Excursion sur les (larges) traces des éléphants de guerre.
L’animal côtoie l’homme sur le champ de bataille depuis plusieurs millénaires : des chevaux tractant les chars antiques jusqu’aux dauphins démineurs, en passant par les pigeons voyageurs, les ours munitionnaires, les chats espions et les grenades à insectes, nous avons incorporé dans nos armées une vaste ménagerie en ordre de bataille. Le plus grand mammifère terrestre n’a pas échappé à la règle.
Un allié de poids
C’est sur le continent asiatique, où le pachyderme a ses quartiers bien établis, que la domestication des éléphants prend vie. Non sans difficulté. « Il y avait sans doute longtemps que le taureau, le cheval, le chameau, subissaient le joug de la domesticité, lorsque d’intrépides chasseurs osèrent pénétrer dans les sombres retraites de l’éléphant, » postule l’ancien colonel d’artillerie Pietro Armandi. En Chine, ils sont apprivoisés depuis le XIe siècle avant J.-C. et d’abord chargés de porter du bois et d’autres charges lourdes. Mais le mammifère est aussi un animal de gala, qui défile en grande trompe lors des processions royales ou princières. Preuve de son intégration complète, on assiste à partir du IIe siècle à la pratique macabre de l’exécution par éléphant : devenu bourreau, il est dressé pour piétiner les condamnés à mort. Cette pratique perdurera dans les régions d’Asie méridionale jusqu’au XIXe siècle.

Mais où et quand l’éléphant prend-il véritablement les armes ? Difficile d’en juger. Plusieurs occurrences disparates situent leurs faits d’armes dans les bassins indien et chinois dès l’Antiquité. Au Ve siècle av. J.-C., l’état de Wu s’attaque à la province voisine de Ch’u. Dans la mêlée dantesque qui s’ensuit, une milice d’éléphants sonne la charge… on a même suspendu des torches enflammées au bout de leurs queues ! L’Inde antique enfourche également les pachydermes pour les improviser montures de guerre et partir à l’assaut des régions alentour. Chandragupta Maurya, père de l’Empire Maurya qui occupe la moitié nord de l’Inde actuelle au IIIe siècle av. J.-C., marche à la tête de 9000 éléphants de guerre… L’armée d’Alexandre le Grand aurait même été mise en déroute par les pachydermes sur les rives de l’Indus – à moins que ce ne soit face aux légions perses de Darius III, en Mésopotamie.

Des howdahs orientales aux tanks d’Hannibal
Preuve de son succès, l’éléphanterie perdurera dans les armées orientales et européennes pendant au moins mille ans – on en trouve des traces dans les rangs perses, chinois, égyptiens et même romains. Sous différentes latitudes, l’équipement du pachyderme se décline : il est souvent couronné d’un howdah – une structure de bois et de toile proche du palanquin qui peut abriter jusqu’à trente archers embusqués. En Orient, l’animal est affublé de lances métalliques suspendues à ses défenses (comme à la bataille de Chiang-Ling en 554) et apparaît parfois cuirassé pour protéger ses flancs et ses organes vitaux. Ainsi équipé, le pachyderme s’avère une menace encore plus redoutable, difficile à abattre par les armes de jet traditionnelles, semant la panique en éventrant les rangs adverses à vingt-cinq kilomètres /heure.

Les éléphants d’Hannibal sont restés célèbres car le général carthaginois leur fit franchir les Alpes en 218 av. J.-C. Véritable tour de force, cette manœuvre a un prix : des dizaines de carcasses gelées sont abandonnées sur les flancs de la montagne… En plus des reliefs, l’armée doit enjamber des fleuves le long du chemin – selon Polybe, les éléphants grimpent sur des radeaux de cinquante pieds de long pour traverser les cours d’eau. Hannibal arrive donc en Italie à la tête de légions épuisées, affamées et considérablement réduites… La Seconde Guerre Punique tournera en sa défaveur, et les Romains prendront conscience de l’utilité de l’éléphanterie et l’intégreront dans le gros de leur troupe, mobilisées notamment dans les campagnes de Macédoine et de Syrie.

Un éléphant, ça trompe énormément
Bien entendu, enrôler un mammifère de six tonnes dans son armée constitue un véritable défi technique et logistique. Il faut le dresser, le nourrir – sa ration quotidienne de 300 kilos de fourrage est agrémentée de mangues et de cannes à sucre – et lui apprendre à serrer les rangs. Par ailleurs, ces mammifères ont leurs faiblesses, que les armées ennemies apprennent à exploiter : selon Pline l’Ancien, « ils renversent les bataillons, ils écrasent les soldats ; et cependant le moindre cri d’un cochon les épouvante. Blessés et effrayés, ils reculent toujours ; et alors c’est pour leur propre parti qu’ils sont dangereux. » (Histoire naturelle, Livre 8, IX, 1). Durant les interminables guerres de succession qui suivent la mort d’Alexandre le Grand, les Grecs badigeonnent donc des cochons (vivants) d’huile d’olive, de résine ou de goudron avant d’y mettre le feu, dirigeant les porcs affolés vers les lignes ennemies… Un barbecue qui serait, selon les auteurs antiques, parvenu à mettre en fuite l’éléphanterie macédonienne au cours du siège de Mégare (266 av. J.-C.).

Autre inconvénient : les pachydermes sont bien incapables de franchir fossés et tranchées, ce qui les rend particulièrement vulnérables à l’assaut de fortifications. Lorsque les assiégés contre-attaquent par des volées de flèches et de javelots, l’animal blessé peut entrer dans une furie telle qu’il est aussi dangereux pour l’armée d’en face que pour ses propres maîtres. Hasdrubal, le frère d’Hannibal, l’a bien compris : il distribue à ses mahouts – « conducteurs » d’éléphants – un marteau et un burin, qu’ils sont chargés d’enfoncer dans la colonne vertébrale de leur monture si elle devient incontrôlable.
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Barrissement de fin
L’avènement de la poudre à canon sonne définitivement le glas de l’éléphant de bataille : un boulet suffit désormais à le mettre en déroute. Mais le pachyderme continue d’être employé en temps de guerre, pour le transport de matériaux de construction ou de munitions, et ce jusqu’à la Guerre du Vietnam. En avril 1968, des Bérets Verts transportent même des éléphants par hélicoptère afin de bâtir des positions fortifiées dans les territoires où les véhicules motorisés peinent à se frayer un chemin.

Aujourd’hui, l’animal figure sur la liste des espèces menacées, il n’est donc plus employé comme bête de somme en Occident. Après près de deux millénaires de bons et loyaux services, c’est à notre tour de prendre sa défense…
Bibliographie
- Pietro Armandi, Histoire Militaire des Eléphants (1843), Bibliothèque Nationale de France.
- Edward H. Schafer, “War Elephants in Ancient and Medieval China”, Oriens Vol. 10, No. 2 (Dec. 31, 1957), pp. 289-291, JSTOR.
- Glover, Richard. “The Elephant in Ancient War”, The Classical Journal, vol. 39, no. 5, 1944, pp. 257–269, JSTOR.
- Luc Mary, Hannibal, l’homme qui fit trembler Rome (2013), L’Archipel.
- Bill Deyoung Gainesville, « Elephant Airlift: The Story Behind ‘Dumbo Drop’ Is No Less Fantastic Than The Movie », The Spokesman, July 31, 1995.