Margot Wölk, Les Papilles d’Hitler

Les hommes de pouvoir se sont très tôt offert les services de goûteurs afin de vérifier que leur nourriture n’était pas empoisonnée. De Marc-Antoine à Napoléon en passant par Staline et Henry VIII, nombreux employèrent des serviteurs à ce métier pour le moins dangereux. Le célèbre dictateur Adolf Hitler n’a pas échappé à la règle…

L’histoire des poisons s’est mêlée à celle de l’humanité depuis plusieurs millénaires. Dès la Préhistoire, des tribus ont côtoyé des espèces venimeuses et appris à enduire leurs armes de ces substances mortelles pour affaiblir leurs proies. Pourtant, il faudra attendre l’Antiquité et l’avènement de Rome pour que l’usage des poisons se mue en outil politique radical. La connaissance des plantes et des espèces venimeuses requiert, à l’époque, une grande érudition et un doigté certain pour concocter les intraitables mixtures. Qu’ils soient druides, apothicaires, enchanteurs ou maîtres des potions, les savants aguerris au dosage subtil des poisons gagnèrent rapidement la faveur des dirigeants et des ambitieux de tous bords.

Brève histoire des empoisonneurs

Tranchant avec la violence barbare des effusions de sang, l’usage des poisons confère un pouvoir discret et impitoyable, et permet à l’empoisonneur de rester dans l’ombre, loin de tout soupçon. Il trouve rapidement ses disciples parmi les opposants au régime cherchant à se débarrasser d’ennemis encombrants et puissants.

LANGUES VIVANTES. Les goûteurs n’étaient jamais vraiment ravis de leurs fonctions risquées, comme on peut le voir sur cette peinture de Romanino (1467) : de plus, ils pouvaient être corrompus par les empoisonneurs eux-mêmes… (Photo: Wikipedia, CC BY-SA 2.5)

Devant la menace grandissante que représente l’ambition dévorante des empoisonneurs, les hautes sphères du pouvoir s’en vont quérir des experts pour garantir de la qualité (non en termes de goût, mais de non-létalité) de leurs mets. C’est le début d’une association qui caractérisera les siècles à venir, et qui verront les dirigeants politiques employer des goûteurs… D’Inde en Asie Mineure, du palais de Cléopâtre à la maison royale des Tudors, de l’Empereur romain Claudius – qui fut vraisemblablement empoisonné par son propre goûteur, Halotus – à Barack Obama, nombreux furent les chefs d’état internationaux à laisser des papilles attentives examiner leur assiette.

Dans la gueule du loup

Au cours du XXe siècle, la pratique n’est toujours pas révolue. Si bien qu’un homme, au centre de la toile diplomatique internationale, enrôle de force quinze « goûteuses » pour le servir : Adolf Hitler les réquisitionne pour officier à la Tanière du Loup, son QG secret localisé en Prusse de l’Est. L’une d’entre elles se nomme Margot Wölk.

A LA DIÈTE ! Contrairement à l’idée reçue, le Führer n’était pas végétarien, mais on lui recommandait une diète à base de légumes. (Photo: Independent)

Née en 1917 à Berlin, cette dernière n’est pas, à la différence de nombre de ses compatriotes, élevée dans un esprit revanchard ; elle refuse d’ailleurs de rejoindre le Bund Deutscher Mädel, l’équivalent féminin des Jeunesses Hitlériennes. Elle tient sans doute ce tempérament bien trempé de son père, condamné pour avoir refusé d’intégrer le Parti Nazi. Mais malgré ces quelques différends avec le régime en place depuis 1933, la vie suit son cours et Margot travaille à Berlin comme secrétaire à l’aube du Second Conflit Mondial. Il y a peu, elle a épousé un soldat allemand, Karl, contraint malheureusement de l’abandonner pour se battre sous les drapeaux.

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La capitale est fortement bombardée dès les premières années de la guerre : Margot doit quitter  l’appartement de ses parents à l’hiver 1941. C’est alors qu’elle est réquisitionnée par les officiers de la Tanière du Loup pour servir de « goûteur » au Führer : quatorze autres jeunes femmes occupent les mêmes fonctions. De onze heures à midi, chaque jour, ces « papilles d’Hitler » testent la nourriture destinée à l’un des hommes les plus puissants du monde. Si aucune anomalie n’est détectée – c’est-à-dire, si aucune des jeunes femmes ne tombe malade, ou pire, raide morte – les plats sont servis au dictateur dans la foulée.

« Certaines des filles commençaient à verser quelques larmes dès les premières bouchées, elles avaient si peur. […] Ensuite, nous devions attendre une heure, et craignions de tomber malades dans l’intervalle. [Quand l’heure était passée], nous pleurions comme des chiens car nous étions si heureuses d’être encore en vie. »

Le péril rouge

Deux ans et demi plus tard, alors que de nombreuses batailles et faits de guerre ont ponctué le conflit, Margot continue son pénible travail. « La nourriture était bonne – vraiment délicieuse. Mais nous ne pouvions la savourer, » se souvient-elle. Le 20 juillet 1944 constitue un tournant. Une bombe laissée par le Colonel Claus von Stauffenberg manque (de peu) d’assassiner le dictateur nazi. Ce dernier s’en sort néanmoins avec quelques brûlures, et ordonne que sa propre sécurité à la Tanière du Loup soit renforcée.

Mais elle est plus que jamais menacée. L’Armée Rouge se rapproche, petit à petit, du quartier général d’Hitler à la fin 1944. Un lieutenant allemand, conscient de la situation, ordonne à Margot de fuir à bord d’un train, destination Berlin. Elle croit avoir échappé au pire en remettant enfin les pieds dans sa ville natale : mais les soldats soviétiques lui font vivre un véritable cauchemar. Elle est violée brutalement et à de nombreuses reprises durant cette période, comme 100 000 autres Berlinoises victimes des sévices de guerre de l’Armée Rouge ; une sur dix décèdera des suites d’une tentative d’avortement. Margot, quant à elle, ne pourra plus jamais porter d’enfants du fait des blessures causées par ses bourreaux.

Ces actes inhumains pratiqués par les Soviétiques ont également été courants à la libération de la Pologne ou envers les anciennes détenues des camps de concentration. Les soldats de l’Armée Rouge auraient, selon les estimations, violé près de deux millions de femmes au cours de la Seconde Guerre Mondiale. (Des faits avérés par les manuels d’histoire, pourtant bannis des collèges et des lycées russes à l’heure actuelle, le pouvoir en place réfutant ces accusations.)

Survivre, puis revivre

Margot retrouve, quelques temps plus tard, le lieutenant nazi qui lui sauva la vie en l’éloignant de la Tanière du Loup. Ce dernier lui apprend que les quatorze autres jeunes femmes employées par Hitler furent exécutées par les Soviétiques à leur arrivée au QG des Nazis. Margot aura donc été la seule des « goûteuses » à survivre à la guerre… Malgré les atrocités qu’elle a vécues, elle regagne un semblant d’espoir en 1946, lorsque son mari Karl (qu’elle croyait mort sur le front) refait surface. Ensemble, ils tentent d’échapper à l’enfer qu’ils ont traversé et reprennent patiemment goût à la vie.

Ils vivront heureux pendant les trente-quatre années qui suivront, jusqu’à ce que la mort rattrape Karl, en 1980. Les cicatrices de sa veuve ne se sont jamais vraiment refermées, depuis la guerre. Elles lui laissent encore aujourd’hui un goût amer en bouche.


Sources