Les Grands Stratèges de L’Histoire

Carl von Clausewitz, auteur du célèbre traité militaire De la guerre, écrivait : « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». En effet, c’est au cœur de la bataille, et non seulement à la tribune, que les plus grands chefs militaires se sont révélés ! Des assauts antiques aux tranchées du XXe siècle, découvrez les portraits de cinq grands stratèges de l’Histoire, illustrés par leurs faits d’armes.

ALEXANDRE LE GRAND

Auto-proclamé « fils de Zeus », Alexandre de Macédoine connaît en quelques décennies une ascension irrésistible. Il le doit d’abord à son père, Philippe II de Macédoine, l’inventeur de la célèbre « phalange macédonienne » : les soldats, moins caparaçonnés que leurs homologues grecs (dans la plupart des cités-état, leur armement pèse plus de trente kilos), s’arment d’une lance de cinq mètres de long – la sarisse – et d’un bouclier rond de soixante centimètres. Disposés en rangs serrés, ils forment une cohorte compacte, hérissée de pointes, dont la vitesse de charge est ahurissante. Alexandre l’appuie, sur les flancs, par une cavalerie lourde, ainsi qu’une division d’infanterie légère qui, en retrait de la phalange, mitraille l’ennemi de javelots et de flèches.

MARTEAU ET ENCLUME. Clé de nombreuses victoires, la technique dite du « marteau et de l’enclume » qu’Alexandre préconise : d’abord sa cavalerie contourne l’armée adverse, la ramenant au centre du champ de bataille (le marteau) puis la phalange éventre le gros des troupes ennemies ainsi rassemblées (l’enclume). Ici, une charge de la phalange macédonienne face aux Thraces, en 335 av. J.-C.

Ce ne sont pas seulement les effectifs dont il dispose qui font d’Alexandre un des plus grands conquérants de l’Histoire. Éduqué par Aristote, il s’agit d’un homme discipliné et réfléchi « qui portait jusqu’à la passion l’amour de la lecture et de l’étude » selon Plutarque. On raconte qu’il dort avec une édition de l’Iliade, ainsi que son épée, sous son oreiller… Du reste, c’est un combattant courageux et un cavalier accompli, dompteur de Bucéphale, qui inspire une grande confiance à ses hommes.

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Connaissant les faiblesses de sa phalange, il ne la déploie que sur un terrain qui lui est favorable, raison pour laquelle il emploie des éclaireurs. Les plaines d’Asie Mineure sont idéales – en témoigne sa victoire éclatante à Issos en 333 avant notre ère – mais il se réinvente lorsqu’il fait face à un terrain plus accidenté ou à des armées plus nombreuses, comme à Gaugamèles en 331, où ses 47 000 hommes triomphent des 250 000 Perses de Darius III. Au terme de dix ans de conquête, ayant étendu l’influence grecque jusqu’aux rives de l’Indus et au Proche-Orient, Alexandre s’éteint brutalement à l’âge de trente-deux ans.

LE CONQUÉRANT. Extension de l’empire d’Alexandre de -334 à -323. Durant sa décennie de conquête, l’empereur baptisa plus de 70 cités de son nom. (Credit: Generic Mapping Tools via Wikipedia/CC BY-SA 3.0)

GENGIS KHAN

La tactique qu’emploie Gengis Khan lors de ses conquêtes n’est pas nouvelle : elle est déjà consacrée par ses prédécesseurs des steppes, les Scythes ou les Huns, lesquels ont parfait dès l’Antiquité la double-maîtrise de la cavalerie et de l’archerie. Les Scythes avaient fait vaciller le Moyen-Orient, Rome tremblait devant les Huns d’Attila : à son tour, Gengis Khan va épouvanter les populations du XIIIe siècle. « Dans les nations qui n’ont pas encore été conquises par [les Mongols], chacun passe la nuit à craindre qu’ils y apparaissent à leur tour » écrit un historien arabe. La terreur qu’ils inspirent va constituer leur première arme, psychologique, prélude à leurs succès sur le champ de bataille.

FLÈCHE-TIVAL DE KHAN. Les archers mongols du XIIIe siècle utilisent un arc court pour tirer depuis la selle de leur cheval ou des arcs longs, à l’image des longbow anglais, pour des tirs de longue distance depuis la terre ferme. Leurs ancêtres des steppes eurasiennes, les Scythes, trempaient la pointe de leurs flèches dans des cadavres pour empoisonner leurs victimes… (Photo via Art&Media)

Les cavaliers du Khan vont en campagne comme on part en chasse – avec célérité, discipline, traquant méthodiquement leurs proies. Ce n’est pas un hasard si l’armée s’entraîne chaque année, au début de l’hiver, lors d’une grande chasse qui permettra aux Mongols de tenir durant les hivers rigoureux de la steppe. C’est une répétition : bientôt les cerfs et les gazelles sont remplacés par des hommes en armes. Le résultat est souvent le même. Comme des chasseurs rabattant leur gibier, ses cavaliers nomades surgissent de nulle part, l’arc bandé, et décochent des traits d’une précision redoutable : on les dits capables d’atteindre une cible à quatre cents mètres de distance ! Leurs raids-éclairs s’annoncent à grands cris qui glacent le sang de leurs ennemis, mais ce n’est qu’au dernier moment qu’on les aperçoit, quittant le couvert des arbres ou surgissant d’un écran de fumée. Enfin, fidèles à leur politique de la terre brûlée, les Mongols détruisent les récoltes, incendient les cités et massacrent leurs proies. Sous les sabots de leurs chevaux, l’herbe non plus ne repousse pas…

VAUBAN

« Ville assiégée par Vauban, ville prise ; ville défendue par Vauban, ville imprenable. » Si grande est la réputation de l’homme que le proverbe se répand, de son vivant, aux quatre coins du territoire de la Couronne. D’abord ingénieur dans la maison du roi, Vauban fustige les sièges mal exécutés, coûteux en vies humaines : « il faut tenir pour maxime de ne jamais exposer son monde mal à propos et sans grande raison » écrit-il. Pour lui, le secret d’un siège réside dans l’application minutieuse d’un plan de bataille calqué sur les faiblesses de la forteresse à prendre : géométrie, balistique, mathématiques sont mobilisées pour permettre à l’ingénieur d’exploiter la moindre faille. Vauban inaugure avec succès la technique des « tranchées parallèles » offrant aux assaillants l’opportunité de se rapprocher d’une place-forte sans pour autant craindre la mitraille ennemie. Selon ses calculs, la moindre forteresse peut chuter en moins de deux semaines ! Écourter un siège relève aussi d’une volonté politique, limitant les coûts et prévenant la paralysie des armées.

REDRESSEUR DE FORTS. En plus d’être un bâtisseur hors pair, Vauban maîtrise sur le bout des doigts l’art de la « poliorcétique » – la technique des sièges. Il publie notamment un Traité des sièges et de l’attaque des places qui fera autorité : ses tactiques reproduites à Diên Biên Phu en 1954…

Tombeur de Maastricht en 1673, Vauban multiplie les coups d’éclat : tant et si bien qu’il est nommé « commissaire des fortifications » cinq ans plus tard. Le futur maréchal endosse alors la casquette du bâtisseur, érigeant une ligne de fortifications, la fameuse « ceinture de fer » qui cadenasse le territoire de la Couronne. Arras, Bayonne, Belfort, Bordeaux, Lille, Ypres… Le pays se couvre d’un rideau de forteresses, chacune adaptée aux forces et aux faiblesses de son terrain. Le patrimoine militaire de sa conception, encore debout aujourd’hui, témoigne de l’inventivité et de la rigueur du bâtisseur. Malgré une considération qui tardera à arriver (il n’est fait maréchal qu’en 1703), Vauban marquera profondément l’art de la guerre : ce n’est plus une boucherie sanctifiée par l’égo des souverains, mais un savant calcul exécuté à la table des ingénieurs. En cela, Vauban préfigure les humanistes du XVIIIe siècle : « le plus avare ménager de la vie des hommes » (Saint-Simon) a montré que le sort d’une bataille ne se résume pas forcément au nombre de tués…

NAPOLÉON

C’est dans la cour de l’école militaire de Brienne, où il entre vers son dixième anniversaire, que Bonaparte aurait commandé son premier combat : une bataille de boules de neige… Qu’elle soit authentique ou non, l’anecdote révèle déjà l’ambition du jeune Corse. Cartésien, ordonné, c’est un élève solitaire et pensif qui excelle en mathématiques. Sur son temps libre, il dévore les livres qui dissèquent les plans de bataille d’Alexandre, de César ou de Frédéric le Grand. Le jeune homme ignore que, d’ici moins d’un siècle, les traités militaires encenseront sa propre maîtrise du champ de bataille !

Qu’est-ce-qui vaut à Napoléon cette réputation de stratège inégalé ? Sa force réside avant tout dans sa capacité de mouvement – « la masse multipliée par la vitesse » observe-t-il. Même s’il n’a pas l’avantage du nombre, il parvient à placer des attaques décisives sur les points faibles de l’ennemi et y concentre le gros de ses forces. La guerre ne se gagne pas en réduisant l’ennemi en charpie, mais en faisant sauter quelques verrous bien identifiés. Il suffit de créer une brèche et de s’y engouffrer pour mener l’ennemi à la ruine. Napoléon l’a bien compris : « l’art de la guerre est un art simple et tout d’exécution ; tout y est bon sens, rien n’y est idéologie » souligne-t-il. Un précepte qui lui vaut le succès-éclair de la campagne d’Italie, scellée en 1797 et qui reste, aujourd’hui encore, un cas d’école de stratégie militaire.

« LE DIEU DE LA GUERRE EN PERSONNE ». c’est ainsi que le baptise le général prussien von Clausewitz, qui fera de Napoléon un modèle à étudier dans toutes les écoles militaires. Tableau d’Horace Vernet représentant l’Empereur donnant ses consignes lors de la Bataille de Friedland, le 14 juin 1807. (Credit: Wikipedia/Domaine public)

Napoléon accorde beaucoup d’importance aux cartes (on le retrouve souvent à plat ventre, dans sa tente, penché sur des plans piquetés d’épingles) et au renseignement l’informant des mouvements de troupes. L’emplacement d’une bataille s’avère décisif pour la suite des opérations : le chef de guerre doit être capable d’improviser, de riposter, de communiquer avec ses lieutenants en un temps record. La vitesse prodigieuse de son armée – près de cinquante kilomètres par jour – lui fera dire que « le meilleur soldat n’est pas tant celui qui se bat que celui qui marche ». Ces éléments, combinés à son charisme et à son incroyable génie tactique, expliquent la longévité de Napoléon dans les traités militaires.

ERICH VON MANSTEIN

Beaucoup n’ont pas entendu son nom. Les historiens lui préfèrent « le renard du désert » Erwin Rommel, commandant des Panzers allemands en Afrique du Nord, autant encensé par la propagande nazie que par ses adversaires britanniques… Pourtant, von Manstein tient la dragée haute à la plupart des stratèges d’Hitler : le Führer dira même de lui, peut-être à contrecœur, qu’il fut « le meilleur cerveau que l’état-major ait produit ».

Après avoir fait ses armes pendant la Grande Guerre, von Manstein prépare l’invasion de la Pologne, en 1939. Pour lui, une offensive agressive a les meilleures chances de faire tomber les voisins de l’Allemagne dans les plus brefs délais. L’année suivante, il est l’auteur d’un plan astucieux afin de rompre les défenses alliées dans l’est de la France – le fameux « Plan Jaune ». Attirant l’armée française dans les Flandres, la Wehrmacht fait progresser ses blindés dans les Ardennes, où on ne les attend pas, et surgissent à Sedan. La brèche est faite : l’armée s’engouffre en remontant vers la Manche, dans un mouvement semi-circulaire en « coup de faux », qui se conclura piteusement à Dunkerque en juin 1940.

L’INSPECTEUR ERICH. Von Manstein (au centre) étudie des cartes militaires avec Erich Brandenberger en juin 1941 durant l’Opération Barbarossa, qui vise la conquête de l’Union Soviétique. (Credit: Bundesarchiv Bild 101I-209-0086-12 / Koch / CC-BY-SA 3.0 via Wikipedia)

Le plus dur est fait : von Manstein a porté l’offensive au bon endroit. La France est tombée. Relégué au second plan lors des campagnes en Crimée puis sur le front soviétique, le tacticien s’illustre encore à plusieurs reprises. « Nous considérons le détesté Erich von Manstein comme notre plus dangereux ennemi, s’affole Rodion Malinovski, un commandant de l’Armée Rouge. La situation serait peut-être devenue mauvaise pour nous si tous les généraux de l’armée allemande avaient été de son envergure. » Pour autant, le génie de von Manstein ne convaincra jamais son propre état-major : tous craignent les ambitions de cet homme ingénieux, partisan d’une guerre moderne, offensive et mobile. Hitler lui-même le destitue en mars 1944, mais von Manstein ne cessera jamais de lui prêter allégeance.

Écrit en collaboration avec le magazine Histoire & Conséquences #6


Bibliographie

COVER IMAGE: Military map (Wikimedia Commons) x Napoléon (National Geographic). Montage by The Storyteller’s Hat (c) All rights reserved.