Bizarreries et Barbaries de la Justice Médiévale

La croyance populaire associe le Moyen-Âge à une justice aveugle, souvent partiale, et totalement arriérée. On croit qu’elle torture, qu’elle accuse à tort, qu’elle condamne sans preuves. Était-ce vraiment le cas ? Ou s’agit-il d’une autre légende noire greffée à cette époque sous-estimée ? Enquête sur les bancs d’un tribunal médiéval.

Dans les consciences collectives, le Moyen-Âge est une période nimbée d’obscurité. On garde en mémoire les ravages de la Peste Noire et ses pluies de cadavres, les enterrements prématurés des victimes du choléra… On imagine des ruelles étroites jonchées d’ordures, habitées par des peuples rustres et va-t’en-guerre. Derrière ce voile noir tissé par des historiens nostalgiques, pourtant, se dessine une époque de progrès incontestable : l’hygiène s’améliore, la science gagne du terrain (notamment en Orient), les arts fleurissent sous l’impulsion de puissants mécènes. Mais la lumière a-t-elle percé jusqu’aux tribunaux ?

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La justice médiévale était-elle aveugle ?

Les corbeaux de Montfaucon

A l’époque féodale, les frontières des territoires sont encore floues et l’autorité judiciaire souvent reléguée aux bourgs qui constellent le royaume. Chaque ville et village abrite un centre de décision, sorte de tribunal à l’ancienne présidé par le comte, le seigneur ou l’abbé local. Les fonctions judiciaires se distinguent alors en trois catégories : haute, moyenne et basse justice. La basse justice statue sur les délits mineurs ; la moyenne s’occupe des rixes, injures ou vols ; la haute justice, enfin, punit meurtres, viols et crimes. Or, tous les bourgs n’ont pas ce dernier privilège, qui exige de disposer de lieux d’exécution, de geôliers et de prisons.

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Le gibet de Montfaucon représenté par Viollet-le-Duc dans son Dictionnaire d’architecture (1854-1868). Brrr…

Ainsi les sièges de haute justice se caractérisent par la présence de piloris, de gibets ou de « fourches patibulaires » – des constructions de pierre et de bois où l’on suspend les cadavres des condamnés pour les exposer à la vue de tous… et ainsi avertir les nouveaux venus ! Une façon efficace de décourager les criminels… Les plus célèbres de ces « fourches » s’élevaient à Montfaucon, en région parisienne, où elles offraient un spectacle macabre aux voyageurs. Victor Hugo plante ce décor sinistre dans Notre-Dame de Paris (1831) :

« Qu’on se figure, au couronnement d’une butte de plâtre, un gros parallélépipède de maçonnerie, haut de quinze pieds […] sur cette plate-forme seize énormes piliers de pierre brute, debout, hauts de trente pieds, […] liés entre eux à leur sommet par de fortes poutres où pendent des chaînes d’intervalle en intervalle ; à toutes ces chaînes, des squelettes ; […] au-dessus de tout cela, dans le ciel, un vol perpétuel de corbeaux. Voilà Montfaucon. »

Combien pour ce meurtre ?

La haute justice, héritière de la « justice de sang », est indissociable de la peine de mort. Depuis l’Antiquité, pendaisons, écartèlements, décapitations et un grand nombre d’originalités locales rendent justice selon la loi du talion : le sang est puni par le sang. Les condamnations à mort perdurent, en Europe, tout au long du Moyen-Âge — même si elles se font plus rares et vengent généralement les crimes politiques ou de lèse-majesté.

A chaque crime sa peine : les voleurs récidivistes sont pendus, les faux-monnayeurs bouillis, les nobles soupçonnés de complots politiques sont décapités, tandis que les sorcières sont jetées au bûcher ou enterrées vivantes… A noter qu’il n’existe pas, en France ou ailleurs, de juridiction officielle à l’échelle du Royaume – seulement des « Coutumes » limitées à un périmètre géographique particulier.

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Gravure du XVIème siècle illustrant un florilège d’exécutions médiévales. (Source: Domaine public/Wikimedia)

D’autres délits moins graves sont réprimés par des mutilations physiques (l’oreille ou la main des « coupeurs de bourse » sont tranchés), morales (les couples adultères défilent nus sous les quolibets de la populace) voire l’exil forcé. L’emprisonnement est encore relativement rare, réservé aux suspects attendant leur jugement ou aux condamnés destinés au billot… Il faudra attendre le XVIIIème siècle (et le déclin de la peine de mort) pour que les geôles se remplissent, posant même quelques problèmes logistiques et sanitaires aux Anglais.

En parallèle, le christianisme se répand et ses valeurs imprègnent les tribunaux médiévaux : à la punition équitable succède l’impératif moral de grâce et de miséricorde. Dès le IVème siècle, Clovis promulgue la loi salique, qui instaure une compensation financière pour chaque crime commis : on peut désormais se débarrasser de sa culpabilité, moyennant monnaie sonnante et trébuchante. C’est le wergeld (« prix de l’homme »), coutume d’inspiration germanique qui perdurera en Europe pendant un demi-millénaire. Quels sont les tarifs en vigueur ? Chez les Francs, le meurtre d’un homme donne lieu à une amende de 200 sous d’or, tandis qu’une amputation de la main, du pied, de l’œil ou du nez lui coûtera 100 sous (mais seulement 63 si la main reste accrochée au moignon !) En plus d’épargner une vie, ce système a le mérite de décourager les vengeances privées qui menacent l’ordre public.

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Chez les Wisigoths, le prix du meurtre d’un homme et deux fois plus élevé que celui d’une femme. Il est également proportionnel à l’âge. (Credit: Domaine public/Wikipedia)

« Car l’Éternel est notre juge » (Isaïe, 22:33)

Mais cette clémence d’inspiration divine n’est pas pour autant synonyme de clairvoyance. L’intrusion de Dieu dans les affaires judiciaires donne lieu à des manifestations théâtralisées qu’on appelle « ordalies ». Ce sont des épreuves destinées à prouver l’innocence ou la culpabilité d’un individu. Le suspect devra par exemple tirer un objet d’une marmite d’eau bouillante, porter une barre métallique chauffée au fer rouge, survivre au gavage d’hosties… Dans cette conception profondément religieuse du droit, c’est Dieu lui-même qui intervient pour innocenter les suspects ! Inutile de dire que les miraculés ne courent pas les rues…

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L’ordalie par le feu enfantera l’expression populaire « mettre sa main au feu » pour désigner que l’on est sûr de son fait. Illustration tirée d’un manuscrit germanique du XIIème siècle. (Source: Domaine public/Wikimedia)

Fort heureusement, les ordalies sont interdites à partir du XIIIème siècle, sous l’impulsion bienvenue du Pape Innocent III. Le pieux Saint Louis entérine cette décision dans le droit français en 1258 : il préfère les serments purgatoires (on clame son innocence en jurant sur une Bible) ou les duels judiciaires. Ces derniers sont aussi appelés « ordalies bilatérales », et viennent départager deux suspects dont on ne sait distinguer le coupable de l’innocent. Les deux individus s’affrontent, et le vainqueur manifestement « choisi par Dieu » sera lavé de tout soupçon ! Une légende raconte qu’au XIVème siècle, à Montargis, le chevalier Macaire tua le jeune Aubry de Montdidier, dont il enviait la position de favori auprès de Charles V. Un duel entre Macaire et le chien de la victime aurait ensuite été organisé… que l’animal remporta haut la patte.

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Duel entre Macaire et le chien de Montargis. Gravure du XIXème. (Credit: France Pittoresque)

Des cochons serial killers

D’ailleurs, les animaux ne sont pas exclus du circuit judiciaire. Au cours de procès surréalistes, il arrive même qu’ils soient convoqués sur le banc des accusés ! En 1386, une truie ayant mutilé un nourrisson est jugée à Falaise : après neuf jours de procès, l’animal est pendu. La justice s’acharne également contre les insectes « par le dommage qu’ils faisaient aux biens de la terre ». Au début du XIIème siècle, l’évêque de Laon excommunie les mulots et chenilles qui ont dévasté un champ. Le même sort est réservé à des charançons et des sauterelles du côté de Millières à la fin du XVIIème siècle. Entre le début du Moyen-Âge et la Révolution, une grande quantité de cochons dévoreurs d’enfants fut suppliciée en place publique, ainsi qu’une poignée de taureaux, d’ânes et de chevaux maladroits.

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Une truie fait face aux chefs d’accusation à Lavegny, 1457. (Source: Domaine public/Wikipedia)

Vous l’aurez compris, la justice médiévale a longtemps tâtonné avant de trouver ses marques… Ce qui ne l’a pas empêchée d’introduire plusieurs principes fondamentaux du système judiciaire actuel ! La « procédure inquisitoriale », qui naît lors du quatrième Concile de Latran (1215), instaure le juge en qualité d’arbitre impartial entre les deux parties. Les conseils qui réunissent, à l’époque féodale, vassaux et seigneurs, s’implanteront durablement dans les institutions et accoucheront du Parlement de Paris et du Parlement britannique. Le droit des contrats s’est modernisé, instaurant les principes d’assurance, de garantie, les clauses de remboursement et de transport… Et préfigurant les fameuses « conditions générales » que, de nos jours, plus personne ne prend le temps de lire. Voilà qui doit faire se retourner plus d’une erreur judiciaire dans sa tombe.

Merci à Alban pour cette suggestion d’article curieuse et fascinante !


Bibliographie

  • Émile Agnel, Curiosités judiciaires et historiques du Moyen Âge (1858), Paris : Dumoulin.
  • Mark Jones, Peter Johnstone, History of Criminal Justice (2011), Routledge.
  • Jean-Pierre Poly, « La corde au cou. Les Francs, la France et la Loi salique », Genèse de l’État moderne en Méditerranée. Approches historique et anthropologique des pratiques et des représentations. Actes des tables rondes internationales tenues à Paris (24-26 septembre 1987 et 18-19 mars 1988) Rome : École Française de Rome, 1993, pp. 287-320.
  • Claude Gauvard, « La peine de mort en France à la fin du Moyen Âge : esquisse d’un bilan », Le pouvoir au Moyen Âge: Idéologies, pratiques, représentations, Presses universitaires de Provence, 2007.
  • Sarah Pruitt, « 6 Reasons the Dark Ages Weren’t So Dark », History.com, 31/05/2016.
  • Nicole Gonthier, « Chapitre III. À tout crime, un châtiment », Le châtiment du crime au Moyen Âge: xiie-xvie siècles, Presses universitaires de Rennes, 1998.
  • Ça M’Intéresse Histoire n°55, « 53 Mystères de nos Régions », juillet-août 2019.
  • Katherine Royer, “The Body in Parts: Reading the Execution Ritual in Late Medieval England”, Historical Reflections / Réflexions Historiques, vol. 29, no. 2, 2003, pp. 319–339. JSTOR.
  • Hubert et Marie Deveaux, La Petite Histoire : 60 faits insolites de l’Histoire de France (2012), Librio/Tallandier.
  • François L. Ganshof, Qu’est-ce-que la féodalité ? (1982, réed. 2015), coll. Texto.