Il s’appelle Bond. James Bond. C’est l’espion le plus célèbre de la littérature et du cinéma : on connaît par cœur ce séducteur invétéré, brave et patriote, les poches toujours bourrées de gadgets farfelus. Mais s’agit-il seulement d’un héros de fiction ?
Lorsque le romancier Ian Fleming décide, en 1953, de nommer le héros qu’il a créé, un agent secret au service de l’Angleterre, il opte pour James Bond. « Un nom aussi ordinaire que possible » selon lui. Mais ce patronyme ne sort pas de son imagination : le véritable James Bond est un ornithologue américain, dont les principaux faits d’armes sont d’avoir répertorié plus de quatre cents espèces d’oiseaux exotiques. Fleming avait justement une copie de son livre, Les Oiseaux des Indes Occidentales, sur sa table de chevet. Le nom sonne bien, il l’adopte aussitôt. James Bond vient de naître.

De Fleming à Bond
Cette anecdote illustre les passerelles entre fiction et réalité qui traversent l’œuvre de Fleming. D’ailleurs, comme James Bond, le romancier est écossais. Né en 1908 dans une famille fortunée, il fait ses classes dans les meilleures universités d’Angleterre. Mais on murmure vite que le jeune homme, beau garçon aux yeux bleus, préfère les conquêtes féminines et les voitures de sport à la réussite scolaire… Des traits qui évoquent déjà l’agent 007 ! Recalé en 1927 à l’examen du Foreign Office – l’antichambre du gouvernement britannique –, Fleming devient journaliste, puis banquier à Londres.
Mais les temps changent. Lorsque la guerre éclate, le jeune homme est approché par John Godfrey, Directeur du Renseignement de la Royal Navy. Pourquoi lui plutôt qu’un autre ? C’est un mystère. On propose tout de même à Fleming une place au sein du « Room 39 », le QG du renseignement naval. En août 1939, sous le nom de code « 17F », le trentenaire commence sa carrière au sein des services secrets. C’est là qu’il aiguise son imagination : à peine quelques semaines après son arrivée, il rédige un mémo contenant plusieurs projets loufoques destinés à tromper l’ennemi allemand…

Fleming passera toute la guerre dans l’ombre – c’est un créatif, pas un homme de terrain. « Nous étions tous des gratteurs de papier, commentera un de ses collègues, nous n’étions pas des héros. » C’est pourquoi, démobilisé en mai 1945, Fleming embrasse aussitôt une carrière de romancier. Les nouvelles d’espionnage lui vont comme un gant : il lui suffit de piocher dans ses cinq ans et demi de secrets ! Pour bâtir son héros, il condense la personnalité de tous les agents qu’il a eu l’opportunité de rencontrer. Il a aussi la fâcheuse habitude de donner aux « méchants » de ses romans les noms de véritables personnes, comme Ernő Goldfinger, un architecte qu’il méprisait.
Des gadgets bien réels
Le succès lui tend les bras avec Casino Royale, le premier roman de la série 007, publié en 1953. Sa recette : des destinations exotiques, des femmes exquises, et surtout ces gadgets qui aident James Bond à se sortir des situations les plus périlleuses ! Ici encore, la réalité dépasse parfois la fiction – les services secrets ont accouché de prototypes tout aussi inventifs. Par exemple, les cigares empoisonnés utilisés pour abattre Fidel Castro, sans succès. Ou encore, le pistolet-rouge à lèvres développé par le KGB pendant la Guerre Froide.

On ne s’étonnera pas que Allen Dulles, directeur de la CIA de 1953 à 1961, ait saisi l’opportunité de s’entretenir régulièrement avec Fleming… Histoire de débrider l’imagination de son organisation. Selon des documents récemment déclassifiés, il aurait tenté de faire passer certains gadgets de James Bond – notamment la chaussure à dague escamotable de Bons baisers de Russie – du livre à la réalité.
Le monde selon 007
Enfin, une question demeure : l’œuvre de Fleming, publiée en pleine Guerre Froide, sert-elle l’idéologie occidentale ? Autrement dit, James Bond est-il un héros de propagande ? Lorsque sort, en avril 1957, le roman Bons baisers de Russie, le contexte géopolitique est tendu. La course à l’espace bat son plein (avec les Américains à la traîne), et l’URSS est sur le point d’envoyer le premier missile balistique intercontinental…
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Dans le roman, pourtant, c’est James Bond qui triomphe du contre-espionnage soviétique. Fleming prend même la peine de préciser dans sa préface qu’une « grande partie du contexte de l’histoire est véridique ». Faut-il y voir un avertissement, à une époque où les Américains succombent à la psychose du « péril rouge » ? Preuve supplémentaire, quelques mois après la sortie du livre, le président John F. Kennedy cite Bons baisers de Russie parmi ses dix ouvrages favoris (ce qui le propulse en tête des ventes outre-Atlantique). Il semble donc que Ian Fleming, s’il a quitté les services secrets en 1945, poursuit sa mission patriotique…

Mais les temps changent, et l’agent 007 avec. Véritable filigrane de la grande Histoire, l’espion embrasse d’autres horizons. En 1977, alors que les relations américano-soviétiques s’apaisent, James Bond coopère avec le KGB (même si ce n’est plus Ian Fleming qui est aux manettes ; le romancier a succombé à un infarctus en 1964). Mais ce ne sont pas les ennemis qui manquent. L’espion braque désormais son arme sur de nouveaux adversaires, en provenance de Corée du Nord, de Chine ou de la péninsule arabique. Sur le papier comme dans les consciences, la guerre est déclarée.
Bibliographie
- Edward P. Comentale, Stephen Watt, Skip Willman, Ian Fleming & James Bond: The Cultural Politics of 007, Indiana University Press, 2005.
- Christopher Andrew, The Secret World: A History of Intelligence, Penguin, 2018.
- Hugues Moutouh, Jérôme Poirot (dir.), Dictionnaire du Renseignement, Perrin, coll. Tempus, 2020.
- Guy Woodward, « Letters in bottles and leaky U-boats: Ian Fleming’s ideas factory », Durham University Blog, 27 janvier 2019.
- Christopher Moran, « James Bond and the Public Profile of the CIA », Journal of Cold War Studies, vol. 15, 2013, pp. 119–146.