Les Discours Qui Ont Changé Le Monde

« I have a dream », « Ich bin ein Berliner », « Je vous ai compris »… Préludes aux grands bouleversements, les discours d’exception ont retenti bien au-delà des tribunes, estrades ou scènes sur lesquelles il ont été prononcés. Les mots, plus forts que l’épée ? Agitateurs de conscience, pacificateurs, résistants ou rassembleurs, voici cinq des discours les plus marquants de l’Histoire.

L’Appel de Clermont (1095)

Peu d’événements ont autant contribué à la légende noire d’un Moyen Âge ténébreux, obscurantiste et barbare que les Croisades. Ces guerres de religion, soutenues et souvent orchestrées par l’Église, ont souillé pendant deux siècles la Terre Sainte du sang des combattants de Dieu – qu’ils soient Chrétiens ou « Infidèles ». A la racine de ces expéditions guerrières au nom de la foi, il y a ce fameux discours prononcé par Urbain II sur le parvis de la cathédrale de Clermont, en Auvergne, le 27 novembre 1095.

URBAIN EN CAMPAGNE. Le pape profite du Concile de Clermont pour prêcher la croisade auprès des évêques comme des laïcs. Si le texte de l’appel n’a pas survécu, on doit aux témoins de l’événement ses rares retranscriptions, sous la plume notamment de Foucher de Chartres ou de Robert le Moine.

Le souverain pontife aurait d’abord dénoncé les atrocités commises par les « Infidèles », notamment à l’encontre des Chrétiens d’Orient. Les Turcs ont repris Jérusalem en 1078. Des Byzantins en fuite auraient raconté leurs malheurs : le Saint-Sépulcre détruit, les prêtres massacrés, les églises rasées pour y élever des mosquées… Des images saisissantes, que le pape mobilise pour atteindre le cœur des fidèles. Son but : missionner une croisade rédemptrice, au nom de la pénitence, promettant aux chevaliers qui y participeront la rémission de tous leurs péchés.

« À tous ceux qui y partiront et qui mourront en route, que ce soit sur terre ou sur mer, ou qui perdront la vie en combattant les païens, la rémission de leurs péchés sera accordée. Et je l’accorde à ceux qui participeront à ce voyage, en vertu de l’autorité que je tiens de Dieu. »

Urbain II, cité par Foucher de Chartres (Historia Hierosolymitana, v. 1127)

L’enthousiasme du parterre de chevaliers, de moines et de notables rassemblés à Clermont est sans appel. Le discours du pape est accueilli au cri de « Dieu le veut ». Quelques mois plus tard, des milliers de pèlerins affluent en Terre Sainte, le motif de la Sainte Croix cousu sur leurs vêtements. L’appel a également été entendu par les puissants comme Godefroy de Bouillon, Hugues de Vermandois, Baudoin de Boulogne, Robert Courteheuse, Raymond de Toulouse… Mus par un idéal chevaleresque cuirassé de foi, pas moins de 35 000 chevaliers débarquent à Constantinople en décembre 1096. Il faudra trois ans pour que les Croisés prennent Jérusalem, le 15 juillet 1099, entérinant la création des États latins d’Orient. On se battra pour leur contrôle jusqu’en 1291…

TAGS DE L’AN MIL. Gravés sur les murs de l’Église du Saint-Sépulcre de Jérusalem, ces graffiti croisés témoignent de l’importance du site pendant la Première Croisade. En effet, aucun chevalier ne pouvait considérer son pèlerinage comme accompli tant qu’il n’y avait pas prié, et chaque marque symbolise le passage d’un d’entre eux… (Photo: Victorgrigas via Wikipedia/CC BY-SA 3.0)

Discours préliminaire de l’Encyclopédie (1751)

Qui a dit qu’un discours devait nécessairement être oral pour être entendu ? Si l’on s’en tient uniquement à leur portée historique, les sermons les plus radicaux sont souvent des textes. L’Encyclopédie (ou Discours raisonné des sciences, des arts et des métiers) n’échappe pas à la règle, illustrant la transition d’un monde de rois et d’empereurs, irrigué de religion et d’obscurantisme, vers une société qui valorise la science, la démocratie et l’action sociale. Et les cent cinquante philosophes, mathématiciens, diplomates, penseurs, géographes et artistes qui ont collaboré à cette œuvre colossale savent sans doute, lorsqu’ils clôturent leur ouvrage en 1772, qu’une page est en train de se tourner…

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C’est cette idée qui traverse le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, signé par un de ses principaux collaborateurs, Jean le Rond d’Alembert. Sa philosophie, il la résume en ces termes : « il n’y a que la liberté d’agir et de penser qui soit capable de produire de grandes choses, et elle n’a besoin que de Lumières pour se préserver des excès ». A travers ces mots, on croit déjà déceler les grands bouleversements de la fin du siècle… D’Alembert y dénonce également les abus de l’Église, notamment les affres de l’Inquisition (« Un tribunal devenu puissant […] mais que la foi n’ordonne point de croire, ni la charité d’approuver, ou plutôt que la religion réprouve, quoique occupé par ses ministres »), militant pour une société plus juste et égalitaire, débarrassée de ses despotismes.

BIBLE SAVANTE. Un mot gouverne l’entreprise des encyclopédistes : l’exhaustivité. Après quinze années de travail, leur somme savante totalise 74 000 articles et 18 000 pages. « Le grand et maudit ouvrage est fini » lâchera Diderot au terme de ce travail éreintant… (Photo (c) Bibliorare et Futura Sciences)

La philosophie lumineuse des Lumières ne percera pas tout de suite ; désavouée par la censure royale, il lui faudra du temps avant de parvenir à illuminer les consciences. Diderot, l’autre artisan principal de L’Encyclopédie, avait justement prédit dès 1762 : « cet ouvrage produira sûrement avec le temps une révolution dans les esprits, et j’espère que les tyrans, les oppresseurs, les fanatiques et les intolérants n’y gagneront pas ».

Discours de Gettysburg (1863)

Du 1er au 3 juillet 1863 s’opposent à Gettysburg les uniformes bleus des soldats de l’Union et les tenues grises des Confédérés. Il s’agit de la bataille la plus meurtrière de la Guerre de Sécession : à son terme, pas moins 7 000 cadavres jonchent les plaines de Pennsylvanie. Elle est remportée par les forces de l’Union, commandées par George Meade, et cette victoire contraint au repli les armées de Robert E. Lee : c’est un tournant majeur de la guerre, puisque le général confédéré ne sera plus à l’initiative après cette déroute, essuyant revers sur revers face à son rival, Ulysses Grant.

« MOISSON DE LA MORT ». Avec plus de cinquante mille victimes, la Bataille de Gettysburg est l’une des plus sanglantes de l’histoire des États-Unis, qui permettra à l’Union d’entamer pour de bon sa marche en avant. (Photo: Library of Congress, Prints and Photographs Division/ppmsc 00168)

Alors, lorsqu’il prononce quatre mois plus tard le discours d’inauguration du cimetière de Gettysburg, le 19 novembre, Lincoln sait qu’il s’adresse à la postérité. Au milieu des cercueils et des carcasses de chevaux, sur un champ de bataille que les 15 000 spectateurs imaginent encore fumant, ses paroles rappellent son engagement envers la nation américaine. « Il y a quatre-vingt-sept ans, dit-il, nos pères donnèrent naissance sur ce continent à une nouvelle nation conçue dans la liberté et vouée à la thèse selon laquelle tous les hommes sont créés égaux. Nous sommes maintenant engagés dans une grande guerre civile, épreuve qui vérifiera si cette nation, ou toute autre nation ainsi conçue et vouée au même idéal, peut longtemps perdurer. »

Lincoln ne parle que deux minutes : mais la dernière phrase de son discours restera gravée dans le marbre de l’Histoire. « A nous de décider que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, ne disparaîtra jamais de la surface de la terre. » Cet appel, témoin de son attachement viscéral à la démocratie, sera repris mot pour mot dans un discours de Churchill à la Chambre des Communes, en 1947, ainsi que dans la Constitution française encore en vigueur de nos jours.

ANNALES DE L’HISTOIRE. Même si, au lendemain de son discours, le Chicago Times évoque « une intervention inepte, plate et ennuyeuse comme la pluie », les 271 mots de Lincoln (identifié sur la photo) sont encore aujourd’hui appris par cœur par les écoliers américains… (Photo: Library of Congress, Prints and Photographs Division/ds 03106)

L’appel du 18 juin (1940)

Dans l’histoire de la France sous l’Occupation, deux chapitres cohabitent. L’un, exaltant, parle de Résistance, de maquis, de tracts clandestins et de sabotages ; l’autre, infamant, évoque la collaboration avec l’ennemi, la délation, Vichy et les rafles pétainistes. Sans le Général de Gaulle, il est probable que le premier chapitre nous serait quasiment inconnu. Car c’est bien lui qui, évincé par le gouvernement de Philippe Pétain en 1940, décide de poursuivre le combat outre-Manche et d’allumer la flamme de la Résistance !

Le 17 juin, c’est une première déclaration radiodiffusée qui serre les cœurs des Français : depuis Bordeaux, le maréchal Pétain annonce l’armistice. Ça y est, le pays est aux mains allemandes. Il faut vingt-quatre heures à Charles de Gaulle pour réagir depuis Londres. Sur les ondes de la BBC, il prononce le lendemain un discours rassembleur et exaltant, martelant que la guerre est loin d’être perdue. « Certes, nous avons été, nous sommes, submergés par la force mécanique, terrestre et aérienne, de l’ennemi. […] Mais le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non ! »

CONTRE-APPEL. Si ce cliché célèbre sert d’illustration, dans les manuels scolaires, à l’appel du 18 juin, il lui est en réalité postérieur (datant sans doute plutôt de 1941). En effet, de Gaulle porte sur sa veste la Croix de Lorraine, l’insigne officiel de la Résistance depuis juillet 1940.

Derrière ces mots apaisants, le Général de Gaulle signale l’imminence d’une guerre mondiale qui n’a pas encore livré son verdict, en appelant notamment au soutien des forces vives en provenance d’Angleterre et d’Amérique. Son intervention se conclut sur une note pragmatique : il invite soldats, ingénieurs et ouvriers militaires à se mettre en rapport avec lui. Dans l’ombre, la résistance à l’occupant, secrète et clandestine, se prépare déjà, ce dont témoigne la formule de clôture – véritable mot d’ordre donné aux futurs maquisards : « Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas ». Le ton est donné.

Discours de la Marche de Washington (1963)

Le 18 août 1963, la marche de Washington pour l’emploi et la liberté rassemble près de 250 000 militants – la grande majorité d’entre eux étant constituée de personnes de couleur. En effet, un siècle après l’émancipation des esclaves, « le Nègre n’est toujours pas libre » souligne le pasteur Martin Luther King, principal organisateur de la manifestation. La ségrégation raciale y est encore très forte : la population noire continue de subir la discrimination, les brutalités policières, et de se voir refuser l’emploi ou le droit de vote.

PRIX… ET MÉPRIS. Son combat pour les droits civiques et son engagement non-violent vaudront à Martin Luther King le Prix Nobel de la Paix en 1964. Cela n’empêchera pas le pasteur américain d’être emprisonné une trentaine de fois lors de ses manifestations dans le Sud, souvent sous des motifs fabriqués. (Photo: Rowland Scherman via Wikipedia/Domaine public)

C’est dans cet esprit d’incompréhension et de révolte que Martin Luther King s’adresse à la foule rassemblée au pied du Lincoln Memorial, à Washington. « Les Noirs vivent toujours isolés sur une île de pauvreté, au milieu d’un vaste océan de prospérité matérielle. [Ils] se morfondent toujours en marge de la société américaine et se retrouvent étrangers à leur propre terre. » Le pasteur témoigne d’un sentiment d’injustice : les gains de la prospérité n’ont pas été équitablement distribués, et les inégalités se maintiennent, voire se creusent, entre les Noirs et leurs « frères blancs », tout particulièrement dans le sud du pays.

Petit à petit, sans doute inspiré par l’ombre de Lincoln dans son dos, King s’écarte de ses notes. La chanteuse Mahalia Jackson l’encourage : « Parle-leur de ton rêve, Martin ! » C’est alors que le militant improvise le passage en anaphore « I have a dream », considéré aujourd’hui comme le discours le plus célèbre de tous les temps. Sous les hourras de la foule, il proclame : « Je fais le rêve qu’un jour, sur les rouges collines de Géorgie, les fils d’anciens esclaves et ceux d’anciens propriétaires d’esclaves pourront s’asseoir ensemble à la table de la fraternité. Je fais le rêve qu’un jour même l’État du Mississippi, étouffant d’injustice et d’oppression, se changera en un havre de liberté et de justice. Je fais le rêve qu’un jour mes quatre jeunes enfants vivront dans un pays où on ne les jugera pas pour la couleur de leur peau mais pour ce qu’ils sont ». Conséquence directe de la Marche de Washington, le Civil Rights Act est voté par le Congrès en 1964, abolissant toutes formes de discriminations reposant sur la race, la couleur ou l’origine sociale. Mais, même cinquante ans après, le rêve du pasteur est loin de s’être concrétisé…

Écrit en collaboration avec le magazine Histoire & Conséquences #5


Bibliographie

  • Kevin Labiausse, Les Grands Discours de l’Histoire, Librio, coll. Mémo, 2008.
  • Jean Flori, « Dieu le veut ! », L’Histoire n°191, septembre 1995.
  • Alain Demurger, Croisades et croisés au Moyen Âge, Flammarion, 2006.
  • Jean le Rond d’Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie, Dubuisson & Cie, Paris, 1864.
  • Bernard Vincent, Abraham Lincoln : l’homme qui sauva les États-Unis, L’Archipel, 2009.
  • Farid Ameur, « Quatre ans de lutte fratricide », L’Histoire n°361, février 2011.
  • Jean-Louis Crémieux-Brilhac, L’appel du 18 juin, Armand Colin, 2010.
  • Romain Huret, « Un combat universel », L’Histoire n°329, mars 2008.
  • Christopher Klein, « 10 Things You May Not Know About Martin Luther King Jr. », History.com, 4 avril 2013.