La guerre perpétue dans la mémoire collective le nom de ses meilleurs fossoyeurs. On se souvient des snipers de renom, des pilotes au long tableau de chasse, des dictateurs bouchers… Mais on oublie facilement les noms de ceux qui épargnent. Voici l’histoire (décisive) de l’un d’eux.
Quand on a passé sa jeunesse à arpenter les couloirs d’un orphelinat, la perspective d’un emploi militaire peut sembler réjouissante. Presque exotique. C’est sans doute ce que se dit Henry Tandey en s’engageant dans l’armée britannique en 1910 ; du haut de ses dix-neuf ans, il a de l’énergie à revendre et espère voir du pays. Son unité fait aussitôt route vers l’Afrique du Sud, mais l’aventure tourne court – lorsque la Première Guerre Mondiale éclate, Henry et ses frères d’armes sont rapatriés sur le front français.
Premiers faits d’armes
Comme six millions de ses compatriotes, Henry va découvrir l’horreur des tranchées, où les bottes s’enfoncent dans une boue mêlée de sang. C’est le début de la « guerre pour mettre fin à la guerre », selon la formule consacrée. Dès le mois d’octobre, Henry participe à la bataille d’Ypres, en Belgique, et sort indemne de ce baptême du feu. Deux ans plus tard, il est blessé lors de l’offensive de la Somme (qui fait près d’un million de victimes), mais retrouve le champ de bataille après plusieurs semaines d’hospitalisation. Il est de nouveau touché à Passchendaele en 1917, mais revoit le front au début de l’année suivante… Faut-il croire que ce soldat est malchanceux ou miraculé ?
![Les batailles les plus meurtrières de la Première Guerre Mondiale [infographie]](https://thestorytellershatfr.files.wordpress.com/2019/12/les-batailles-les-plus-meurtric3a8res-de-la-premic3a8re-guerre-mondiale-infographie.png)
Pour avoir bravé le no man’s land et capturé une vingtaine de prisonniers allemands – « un véritable exemple de courage hardi pendant toute la durée des opérations » selon ses supérieurs –, Henry reçoit la Médaille de Conduite Distinguée à l’été 1918. Un mois plus tard, une nouvelle décoration gagne sa boutonnière : la prestigieuse Victoria Cross. C’est en participant bravement à la défense de la ville de Marcoing, dans le nord de la France, qu’il se l’approprie. Nous sommes le 28 septembre 1918 (à peine quelques semaines avant l’armistice) et Henry Tandey, simple soldat, vient de devenir un héros.
Un geste qui fit Führer
La journée du 28 septembre a particulièrement marqué les esprits. Sous le feu des mitraillettes allemandes, Henry est parvenu à organiser la contre-offensive puis à repousser l’ennemi. Quoique deux fois blessé, il s’est refusé à quitter le champ de bataille. Plus tard, il racontera aux reporters de guerre avoir vu passer dans sa ligne de tir un soldat allemand, estropié et désarmé, et l’avoir laissé filer. « J’ai mis en joue, mais je ne pouvais pas achever un homme blessé » justifiera-t-il, magnanime. Mais qui était donc l’homme piégé dans son viseur ? Un caporal de la 6ème division d’infanterie bavaroise qui, en guise de remerciements, hocha la tête et décampa sans demander son reste. Un certain Adolf Hitler, d’après ce que la rumeur prétend.

En plus d’être un héros – et le soldat britannique le plus décoré à être sorti vivant de la Première Guerre – Henry Tandey serait l’homme qui a épargné la vie d’Hitler… Et donc, pour nombre de commentateurs, celui qui aurait pu empêcher la Seconde Guerre Mondiale d’un coup de fusil. Car la suite de l’histoire est relativement bien connue : Hitler émergera des tranchées marqué par son expérience de soldat, revanchard, ruminant la déroute pour justifier les atrocités à venir : « la défaite militaire agit comme stimulant pour une nouvelle ascension vers un niveau plus élevé » prédira-t-il dans Mein Kampf. Mais comment l’identité de Tandey est-elle revenue au premier plan ? A la surprise générale, c’est le Führer lui-même qui aurait divulgué l’identité de son bienfaiteur… Et ce, de nombreuses années après les faits.
Les ombres au tableau
Invité au Berghof, la retraite bavaroise du dictateur en septembre 1938, le Premier Ministre britannique Neville Chamberlain espère négocier une cessation des hostilités (le fameux « Plan Z »). Mais il est conduit par son hôte devant un tableau troublant : une peinture représentant un soldat anglais secourant un camarade lors de la Bataille d’Ypres, à l’automne 1914. Reproduite d’après une coupure de presse de l’époque, Hitler en a fait l’acquisition quelques années plus tôt. « C’est l’homme qui n’a pas tiré sur moi » commente le Führer en désignant le secouriste. Il y aurait reconnu son sauveur qui ne serait autre que Henry Tandey, deuxième classe valeureux photographié en 1914. Selon la légende, le Premier Ministre aurait téléphoné à Tandey dès son retour en Grande-Bretagne pour lui transmettre les amitiés du Führer…

Mais le doute demeure. Hitler était-il vraiment l’homme épargné par Tandey ce jour-là ? D’après les archives bavaroises de Munich, le caporal Hitler était en permission jusqu’au 27 septembre ; il était très certainement en route pour rejoindre son unité le lendemain, mais encore trop loin du nord de la France. Il y a donc peu de chances qu’il soit allé au feu le 28 septembre.
En revanche, il est plus que probable qu’Hitler, souhaitant renforcer sa réputation d’homme providentiel, ai choisi de raconter cette histoire pour gonfler son aura. En désignant comme sauveur non pas le premier quidam venu, mais un héros de guerre britannique maintes fois décoré. Une opération de propagande particulièrement réussie, puisqu’elle continue de faire recette de nos jours.

N’en déplaise aux articles sensationnalistes déboulonnés par les historiens, Henry Tandey n’a certainement jamais eu Hitler dans sa ligne de mire. Il ne faut voir à travers cet épisode farfelu qu’une idée reçue amorcée par le Führer en personne… Par ailleurs, qui peut affirmer avec certitude que la mort prématurée du Führer aurait empêché le monde de basculer dans le second conflit mondial ? Le nationalisme allemand, émergeant avec amertume de la Grande Guerre, aurait-il semé les mêmes haines dans les tranchées fraîchement rebouchées ?
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Mais surtout, qu’on se souvienne du deuxième classe Henry Tandey : car il a bien épargné un homme le 28 septembre 1918. Un soldat allemand qui a peut-être tenu sept semaines de plus pour entendre sonner les trompettes de l’armistice. Pour ce geste, le soldat britannique n’a reçu aucune médaille.
Bibliographie
- David Johnson, The Man Who Didn’t Shoot Hitler (2014), The History Press.
- Jean-Jacques Becker, La Grande Guerre. Une histoire franco-allemande (2012), Tallandier.
- Thomas Weber, Hitler’s First War: Adolf Hitler, the Men of the List Regiment, and the First World War (2010), Oxford University Press.
- « British soldier allegedly spares the life of an injured Adolf Hitler », History.com, 28/10/2019.
- Bethan Bell, « World War 1: The British hero who did not shoot Hitler », BBC News, 04/08/2014.
- Timothy W. Ryback, « History Without Hitler? », The New York Times, 26/10/2014.