Necropolis Railway, La Ligne de Train Réservée aux Cadavres

En 1854, les autorités londoniennes inaugurent une ligne ferroviaire insolite : pour un prix modique, elle transporte des cercueils vers leur lieu de repos et désengorge, dans le même temps, les morgues de la cité. Escale à bord du train fantôme.

Au milieu du XIXe siècle, Londres est en pleine industrialisation. Sa population avoisine les trois millions d’âmes. Le paysage urbain s’est transformé : la Tamise devient peu à peu un égout à ciel ouvert, la capitale est enfumée par les rejets des usines, et les logements précaires pullulent. Les quartiers les plus mal famés, comme l’East End ou Whitechapel, sont rongés par la vermine, la criminalité et l’alcoolisme. En première ligne des épidémies de choléra, de tuberculose et de typhoïde, ce « peuple de l’abysse » tombe comme des mouches : chaque année, 50 000 habitants viennent garnir les nécropoles londoniennes.

Le plus vaste cimetière du monde

Dans ce contexte de misère rampante et de population galopante, les vivants et les morts sont devenus trop encombrants. Les seconds, tout particulièrement. Car les cimetières débordent ! Tassés sous la pierre des caveaux, les squelettes traversent parfois les caves des habitations voisines… ou surgissent à la surface par temps pluvieux. Des fossoyeurs peu scrupuleux s’en débarrassent parfois en les brûlant, la nuit, à l’abri des regards. On observe aussi des chiens déterrer les dépouilles, donnant lieu à d’étranges rumeurs de vampires ou de morts-vivants.

DANSE MACABRE. Sous la chapelle d’Enon, où les Londoniens se rassemblent pour danser, 12 000 cadavres ont été entreposés illégalement pendant 15 ans… (Credit: Wellcome Collection/CC BY 4.0)

La situation inquiète également les hygiénistes, craignant que les « miasmes » des corps ne viennent menacer la santé des riverains. Un homme de Whitechapel déclare en 1838 que « le sol [y] est si densément rempli qu’il présente une masse compacte d’ossements humains et de putréfaction ». Charmant… Pour épauler les petits cimetières intra-muros, accolés aux chapelles et déjà pleins à craquer, les ingénieurs de Londres voient grand. Un nouveau complexe ouvre en 1852 à Brookwood, dans le Surrey. Situé à quelques encablures de la capitale, il s’étend sur pas moins de deux-cents hectares ! On pense à l’époque qu’il permettra d’accueillir les Londoniens pendant au moins 350 ans…

Nécropole, dix minutes d’arrêt

Reste à trouver un moyen de convoyer les corps, acheminés depuis les morgues de la capitale, jusqu’à leur lieu de repos, à cinquante kilomètres au sud-ouest de Londres. C’est ici qu’intervient la London Necropolis Company, une société privée souhaitant révolutionner le business mortuaire. Son idée : créer un tracé ferroviaire inédit qui relierait la Gare de Waterloo au cimetière Brookwood, permettant aux décédés d’être rapidement mis en terre… et à leur famille de leur rendre régulièrement visite.

Le projet, même s’il s’inscrit dans un contexte de travaux d’envergure (la construction du métro londonien, le développement du rail, la rénovation du réseau de canalisations…) est d’abord décrié. « Nous ne sommes pas suffisamment habitués à ce mode de transport pour ne pas considérer son tohu-bohu incompatible avec la solennité des obsèques chrétiennes » grince l’évêque de Londres en 1842. D’habitude, c’est plutôt à bord d’une calèche close de rideaux noirs que la dépouille effectue son dernier voyage… Cependant, les considérations éthiques et religieuses sont rapidement évacuées : la surpopulation des cimetières devient alarmante. Il faut agir.

La ligne funéraire voit le jour en 1854, et quarante minutes de trajet à travers champs (« un paysage réconfortant » selon les témoins) suffisent à rallier Brookwood. A bord, les vivants et les cercueils voyagent dans des compartiments séparés. Chose curieuse, une partie des wagons est réservée aux voyageurs de confession anglicane, une autre aux pratiquants « anticonformistes »… En effet, le cimetière Brookwood ne met pas tous ses défunts dans le même panier, et les place sur des parcelles distinctes selon leur religion et leur classe sociale. Le deuil aussi a ses hiérarchies.

Ticket sans retour

Mais ce concept ne va jamais prendre. En activité pendant un siècle, le cimetière et sa gare révolutionnaire n’accueillent que 200 000 corps, contre les cinq millions anticipés. Un mauvais résultat en partie dû à la démocratisation des véhicules motorisés, qui supplantent les calèches début XXe ; ainsi d’autres familles endeuillées peuvent faire inhumer leurs proches dans la banlieue londonienne…

ALLER SIMPLE. Le billet Londres-Brookwood d’un cercueil de troisième classe. (Photo via J.-C. Piot/Déjà Vu)

En outre, le bas coût du ticket (2 shillings en troisième classe, soit £8 aujourd’hui) ne permet pas à l’entreprise de couvrir ses frais. On voit même certains golfeurs, vêtus d’habits de deuil pour faire vrai, emprunter cette ligne pour se rendre sur les greens de la périphérie de Londres… En 1941, les bombardements qui pilonnent Londres achèvent la Necropolis Railway, transformée en champ de ruines. Terminus : tout le monde descend.


Bibliographie

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