En 1938, une substance « miraculeuse » inonde les étalages des pharmacies allemandes : la pervitine, un dérivé de méthamphétamine disponible sans ordonnance. L’état-major du Reich a tôt fait d’en distribuer dans ses divisions afin de créer des supersoldats. Récit d’un dopage sponsorisé par Hitler.
C’est au cœur des usines Temmler, situées en banlieue de Berlin, que la pervitine est brevetée en 1937. Il s’agit d’une forme de méthamphétamine aux propriétés psychostimulantes. A l’époque, l’Allemagne est le carrefour mondial des paradis artificiels : le pays produit 80% de la cocaïne consommée dans le monde et ses laboratoires sont à la pointe de la recherche pharmaceutique. Morphine et héroïne sont des palliatifs courants dans une société d’après-guerre au moral brisé, particulièrement parmi les vétérans qui adoucissent ainsi leurs traumatismes.

Produite en série dès 1938, la pervitine gagne rapidement le cœur – et le système sanguin – de milliers d’Allemands. La publicité relaie les promesses portées par cette « pilule-miracle » (wunderpill), disponible sans ordonnance dans les pharmacies. Plus efficace que le café, cette substance permet de rester éveillé pendant des dizaines d’heures, dope la concentration et retarde les effets de la fatigue. Un confiseur berlinois en ajoute même à la recette de ses pralines ! Mais la drogue en libre accès, semble-t-il, finit par inquiéter les autorités. Retirée des listes vertes des pharmacies en 1939, la pervitine sera bannie deux ans plus tard.
Supersoldats, mode d’emploi
Mais son bref succès a suffi à stimuler la curiosité d’un certain Otto Ranke, un professeur d’université qui dirige l’Institut de Physiologie Militaire du Reich. Selon lui, la pervitine pourrait être la clé de la guerre qui se prépare. Circulant dans l’organisme, elle coupe les cycles de sommeil (quarante heures successives d’éveil), permet aux soldats de marcher soixante kilomètres par jour, retarde la sensation de faim et de soif et anesthésie la peur. Bref, c’est le composé idéal à ajouter aux rations des militaires !

Après avoir testé le composé sur des étudiants, Ranke fait sa première expérience « à grande échelle » lors de l’invasion-éclair de la Pologne, en septembre 1939. Camée jusqu’aux yeux, la Wehrmacht met le pays à genoux en moins de cinq semaines. Les rapports du front sont extatiques : « Tout le monde est frais, joyeux, discipline excellente. Pas d’accidents. Effets durent longtemps. Voit double et avec couleurs après la quatrième pilule ». La pervitine est devenue, selon la formule du professeur Ranke, « une substance militairement précieuse ».
Le junkie sous le képi
Mission accomplie : ne reste plus qu’à transformer l’essai, avec la bénédiction du Führer. Dès le printemps 1940, Hitler fait distribuer à ses légions trente-cinq millions de doses, ciblant particulièrement les pilotes d’avions de chasse et les conducteurs de tanks. Dans le milieu, on surnomme cette drogue toute neuve Panzerschokolade, soit « le chocolat des tankistes » : la Blitzkrieg doit beaucoup aux effets des stimulants, qui décuplent l’agressivité des soldats et couronnent de succès l’offensive allemande dans les Ardennes en mai 1940.

En quelques semaines, tout est joué : la capitulation humiliante du 22 juin 1940 signe la fin de la « guerre-éclair ». La Wehrmacht a remporté le premier round avec une efficacité redoutable. Enthousiaste, l’état-major allemand frôle le bad trip : car les effets secondaires de la consommation de pervitine ne tardent pas à se faire sentir. Insomnies, dépression, arrêts cardiaques et hallucinations sont reportés chez les junkies en uniforme. Sans compter les addictions-éclair.
« C’est dur là-bas, et j’espère que vous comprendrez si je ne suis bientôt plus en mesure de vous écrire qu’une fois tous les deux à quatre jours. Aujourd’hui, je vous écris simplement pour demander de la pervitine. »
Heinrich Böll, soldat de 22 ans mobilisé en Pologne
De l’excitation à l’overdose
En outre, la banalisation de cette drogue tranche sensiblement avec la politique de sobriété promue par le régime nazi. Depuis 1933, les abuseurs de drogues sont confinés en institution spécialisée pendant deux ans ; les médecins allemands sont également encouragés à briser le sceau du secret médical pour dénoncer les usagers. Dans le porte-voix de la propagande nazie, Hitler assure qu’il s’abstient de boire de l’alcool, de fumer et de manger de la viande… Pourtant, le Führer lui-même goûte au « poison juif », absorbant des substances diverses et variées pour nourrir son hyperactivité. Son docteur personnel, Theodor Morell, aurait procédé à plus de huit cents injections d’amphétamines, de stéroïdes et d’opiacés divers pour le compte de son « patient A ».

Petit à petit, le cocktail explosif qui sature les veines du Führer menace sa santé : paranoïa, tremblements, insuffisance rénale, dents déchaussées… Ses proches voient ses traits se creuser et l’entendent tenir des propos incohérents. Les barbituriques de Morell corrompent également les cycles de sommeil d’Hitler, qui dort jusqu’à midi (on n’arriva d’ailleurs pas à le réveiller au matin du 6 juin 1944, jour du débarquement en Normandie). Devenu accro, le dictateur ne cessera de s’empoisonner l’organisme que lorsque l’approvisionnement deviendra impossible, au printemps 1945, dans une capitale en ruines. Peu après, le Führer met fin à ses jours. Son règne de terreur s’arrête ici… mais pas celui de la pervitine, qui se réfugie alors dans l’économie souterraine et y fait des ravages. On l’appelle aujourd’hui crystal meth.
Initialement publié sur Slate.fr
Bibliographie
- Norman Ohler, Blitzed: Drugs in Nazi Germany, Penguin, 2017.
- Lukasz Kamienski, Les drogues et la guerre de l’Antiquité à nos jours, Nouveau Monde, 2017.
- Tania Crasnianski, Le pouvoir sur ordonnance. Ces drogués qui ont fait le XXe siècle, Grasset, 2017.
- Fabienne Hurst, “The German Granddaddy of Crystal Meth”, Der Spiegel, 30 mai 2013.
- Dagmar Breitenbach, “A fresh light on the Nazis’ wartime drug addiction”, Deutsche Welle, 19 octobre 2016.
- Alain Constant, « Alliés et nazis sous amphétamines », Le Monde, 20 août 2019.
- Sarah Pruitt, “Inside the Drug Use That Fuelled Nazi Germany”, History.com, 18 juillet 2019.
- Stefan Spivak, « Les soldats du Reich sous acide », Historia n°841, janvier 2017.