Le temps des Croisades évoque invariablement des hommes en armes, bardés de fer, partis s’affronter en Terre Sainte en soulevant des tornades de poussière. Le tout pour satisfaire aux lubies d’un Pape qui christianise à crucifix raccourcis. C’est oublier pourtant que d’autres croisades, nées du peuple, furent orchestrées sans le soutien des institutions religieuses ni le recours aux armes. Escale en Europe à l’été 1212, où une cohorte juvénile ambitionne de reprendre Jérusalem.
La vérité sort-elle de la bouche des enfants ? C’est en tout cas ce qu’ont dû croire les centaines de fidèles qui, en ce début d’année 1212, boivent les paroles d’un certain Nicholas de Cologne. Les bras levés, ce jeune berger s’adresse à la foule qui fourmille sur la grand-place de la cité. Se disant missionné d’instructions divines, Nicholas tente de rassembler des volontaires outre-Rhin pour lever une expédition destinée à reprendre Jérusalem. Projet insensé : à l’époque, même la puissante « Croisade des Rois », menée par Richard Cœur de Lion et Philippe-Auguste, a échoué aux portes de la cité. Pour autant, une nuée d’enfants, de vieillards, de femmes, de pauvres et d’oubliés de tous horizons se joignent bientôt à la jeune procession. Il y a quatre mille kilomètres jusqu’en Palestine.
En parallèle, un autre prédicateur donne de la voix dans les campagnes françaises : Etienne de Cloyes, un berger de l’Orléanais, raconte avoir rencontré le Christ déguisé en pèlerin alors qu’il faisait paître son troupeau. Ce dernier lui aurait confié une lettre destinée au roi de France, Philippe Auguste. Aussitôt, Etienne se rêve en messager divin, précisément deux siècles avant la naissance de Jeanne d’Arc… Il prend donc la route de Paris, accompagné de plusieurs centaines de fidèles ralliés à sa cause. Certains le rejoindront le long des cent-soixante kilomètres qui le séparent de Saint-Denis. Victimes collatérales de l’enthousiasme de la rue, certains parents soucieux d’empêcher leurs enfants de prendre la route enferment leur progéniture à double tour lors du passage du cortège.

C’est finalement le 11 juin, jour de la Foire du Lendit, que les pèlerins français arrivent à destination. Ils sont 30 000 selon certaines sources, et se frayent maladroitement un chemin entre les milliers d’étals débordant de denrées européennes et byzantines. Malheureusement, enfin parvenus aux oreilles du monarque, les « croisés » sont dispersés par la garde royale. On ne sait même pas si Etienne a pu solliciter une audience auprès de Philippe Auguste ! Qu’en est-il de la mystérieuse lettre que le berger lui aurait apportée ?
La croisade française doit se rendre à l’évidence : on ne l’autorisera pas à gagner la Terre Sainte. Il est très probable que le troupeau d’Etienne, éreinté par plusieurs jours de voyage, se soit éparpillé après la déconvenue de Saint-Denis. Peu reviennent sur leurs pas : le bassin parisien fourmille d’activité et donc, d’opportunités d’emploi. Certains chroniqueurs avancent cependant que l’histoire des pèlerins put être tracée jusqu’au port de Marseille… Une frange d’entre eux serait-elle parvenue à mobiliser un équipage en Méditerranée ? Mystère.
En Allemagne, l’homologue d’Etienne poursuit sans fléchir sa croisade populaire. Nicholas remonte le cours du Rhin où il fait sensation, traversant Coblence, Mayence, Worms, Spire… A chaque étape, son témoignage galvanise et grossit le cortège de ses fidèles. La plupart des désespérés de ce monde se reconnaissent dans cette croisade miraculeuse et pacifique, l’accomplissement selon eux d’une volonté divine. Le pèlerinage germanique se heurte néanmoins aux conditions très précaires de son état : manque de nourriture, prolifération de maladies, reliefs rigoureux cassent le moral des troupes qui avancent lentement. La foule disparate des « enfants de Dieu » avale difficilement les mille kilomètres qui les séparent de l’Italie. Le passage caillouteux des Alpes, que les pèlerins arpentent pieds nus pour la plupart, coûte la vie à treize mille personnes.
C’est donc amputée aux deux tiers de ses effectifs que la croisade des enfants traverse Piacenza et finit par atteindre Gênes, ville portuaire située au nord-ouest de la botte italienne. Sur place, Nicholas leur a promis que la Méditerranée se fendrait en deux pour les laisser traverser jusqu’en Palestine… Mais après des semaines de marche, les pèlerins restent bloqués au port de Gênes devant une mer d’huile qui, malgré leurs prières, reste désespérément plate. Dieu aurait-il oublié les siens – ou déjà grillé tous ses sortilèges de séparation des eaux pour Moïse ?

Devant cette déconvenue, le cortège s’impatiente, et commence à douter des prêches du berger prédicateur. Le soleil brûlant d’août achève la foi vacillante des pèlerins, qui se décident à regagner leurs foyers respectifs. D’autres trouveront du travail sur place. Les employeurs locaux se frottent les mains, libres d’exploiter une main d’œuvre abondante et bon marché qui ne rechignera pas à l’ouvrage. Un miracle en cache parfois un autre.
Flanqué d’un petit millier de pèlerins loyaux, Nicholas cherche désespérément un passage pour la Terre Sainte. Difficile, sans monnaie sonnante et trébuchante, de réquisitionner un pavillon ! Comble du malheur, les hommes qui l’accompagnent finissent par succomber aux affres de la faim et de la cruauté populaire. Certaines femmes et enfants sont capturés puis vendus aux marchés aux esclaves. Des bateliers peu scrupuleux proposent également leurs services aux plus crédules ; mais au lieu d’un passage pour Jérusalem, c’est dans une cage que les enfants finissent leur course, sans Dieu pour les tirer d’affaire…

Ainsi prennent fin les pacifiques « Croisades des Enfants » – l’une, jetée au rebut par Philippe Auguste qui a toujours préféré la voie des armes, l’autre, chavirant au bord de la Méditerranée. Ces initiatives populaires sont toutefois l’objet de bien des controverses, étant donné que seule une cinquantaine de chroniqueurs contemporains y fait brièvement référence. Le temps aura sans doute embelli le récit des enfants-prophètes, gonflé d’innocence et de pureté religieuse. Plus tard, d’autres auteurs les réinterprèteront en fonction des menaces de leur temps : tantôt complot diabolique fomenté par les Assassins, tantôt coup d’état orchestré de l’intérieur par les Sarrasins. D’où une cruelle absence, de nos jours, de preuves tangibles sur la genèse du mouvement, dont les mythes populaires – riches en visions divines et miracles en tous genres – ont comblé les zones d’ombre.
D’ailleurs, les « enfants » en question – caractérisés par le terme latin pueri, qui désignait également une certaine catégorie sociale – pourraient être plus âgés que la légende ne le laisse à penser. Les expéditions se seraient avant tout constituées autour d’un noyau dur issu de la société rurale, composé de gens pauvres et désemparés qui plaçaient leur espoir en une foi plus juste que celle des combattants Croisés. D’où cette inébranlable soif de reconquête. Cependant la bannière sanguinolente du « Dieu le veut », qui rassembla les Croisés en armes pendant trois siècles, étouffa ce qui fut sans doute la première manifestation juvénile à grande échelle de l’Histoire.
Sources
- Gary Dickson, « Children’s Crusade » (1998) sur Encyclopedia Britannica
- Gary Dickson, « La genèse de la croisade des enfants » (1995), Bibliothèque de l’école des chartes, 153-1, pp. 53-102.
- Gary Dickson, Thomas F. Madden, Marshall W. Baldwin, « The Children’s Crusade » (1999, 2005) sur Encyclopedia Britannica
- Peter Raedts, « The children’s crusade of 1212″ (1977), Journal of Medieval History, 3:4, 279-323.