Sylvin Rubinstein, Le Travesti Résistant

L’histoire de Sylvin Rubinstein est celle d’une longue danse, enragée et passionnelle, contre la barbarie nazie. Sur scène, avec sa sœur jumelle, ils interprétaient Imperio y Dolores, « l’autorité et la souffrance ». Ces deux termes traversent sa vie comme une cicatrice : une détermination à toute épreuve, tressée d’épreuves douloureuses. Portrait de l’homme sous la robe.

Né en 1914 à Moscou, fils d’une danseuse juive et d’un aristocrate russe, Sylvin Rubinstein grandit en Pologne dans l’entre-deux guerres. Même si ses premières années sont chahutées par le séisme de la révolution russe – et les pogroms antisémites qu’elle tolère –, le jeune homme n’a qu’une idée en tête : danser. Étourdi par le flamenco, son charme brûlant et ses couleurs flamboyantes, il forme un duo avec sa sœur jumelle, Maria. Ensemble, ils deviennent « Imperio y Dolores » et désertent bientôt les planches de Varsovie pour se produire, dans les années 1930, sur les scènes des plus prestigieux cabarets d’Europe. Budapest… Sofia… Düsseldorf… Berlin… Partout, on leur réserve un accueil unanime et chaleureux. Seulement voilà : ces jeunes juifs sont vite rattrapés par le nazisme. Les lois raciales de Nuremberg, adoptées en 1935, ont donné le ton. Le 1er septembre 1939, l’Allemagne envahit la Pologne. Trahi par le voisin soviétique, qui se jette avec avidité sur sa carcasse, le pays ne peut mener le combat sur deux fronts. Varsovie, pilonnée par les bombes, tombe début octobre.

IN THE GHETTO. Ouvert en 1940 par les autorités nazies, le ghetto de Varsovie est le plus important de la Seconde Guerre mondiale. A son apogée, pas moins d’un demi-million de Juifs y sont tassés : une densité de population de près de 10 personnes par pièce ! (Credit: Bundesarchiv, Bild 101I-270-0298-11 via Wikipedia/CC BY-SA 3.0)

Un fan à la rescousse

Ils sont près de quatre cents mille Juifs, tassés dans la poussière du ghetto de Varsovie. Une étoile épinglée sur le veston, les Rubinstein voient leur horizon de paillettes et de rythmes andalous s’obscurcir brusquement. Tous sont surveillés, matés, terrés dans des masures en ruine et balayées par la vermine. L’accablement s’installe, à mesure que les nouvelles d’Europe leur parviennent. On parle de rafles, de déportations, d’exécutions sommaires. Mais un beau jour, contre toute attente, la chance leur sourit : Kurt Werner, un officier de la Wehrmacht, reconnaît Sylvin sur le quai d’une gare. Il avait assisté, avant-guerre, à l’une des représentations passionnées qui étaient la marque de fabrique des jumeaux Rubinstein. Une veine !

Antinazi déclaré, l’officier se propose de leur ouvrir une porte de sortie et de leur fournir de faux-papiers. Mais plutôt que de gagner la Suisse, ainsi que le recommande le major, Maria préfère retourner à Brody, en Pologne, pour tenter de faire secrètement évacuer leur mère (les purges menées par les Einsatzgruppen, les brigades de liquidation d’Hitler, battent alors leur plein). Sylvin, quant à lui, choisit d’intégrer le réseau de résistance de Werner. Il quitte sa sœur sur le quai de la gare, promise à un avenir inconnu. « Je l’ai vue grimper à bord du train en direction de l’est et je savais, tandis que nous nous disions au revoir, que ce serait la dernière fois que je la verrais » confiera-t-il plus tard. Hélas, son mauvais pressentiment se vérifie : Maria et sa mère seront déportées au camp d’extermination de Treblinka, pour ne jamais en revenir.

DERNIER ARRÊT. Au Umschlagplatz (« point de collecte ») du ghetto de Varsovie, les Juifs sont déportés vers le camp d’extermination de Treblinka. Ils sont plus de 300 000 à effectuer cet aller simple vers les chambres à gaz entre 1942 et 1943. (Credit: Wikipedia/Domaine public)

Nom de code : Turski

Sylvin Rubinstein accompagne donc son sauveur, qu’il baptise bientôt affectueusement « Papa Kurt », vers la ville de Krosno où ce dernier a établi le nœud de son réseau de résistance. Située dans les Basses-Carpates, au sud-est du pays, la ville est occupée par les Allemands depuis le 8 septembre 1939 : curieusement, c’est au plus près du danger que les séditieux de la Wehrmacht se trouvent le plus en sécurité. Depuis son quartier général, Werner relaie les ordres, orchestre les trafics, planifie les sabotages ou les coups de force. Petit à petit, son protégé – qui a pris l’identité de « Turski » pour ne pas éveiller les soupçons de l’ennemi – prend du poil de la bête. Le jeune homme, qui a désormais vingt-huit ans, se voue corps et âme à sa tâche. Vol d’armes, sabotage à la mine, trafics, contrebande, espionnage… Chaque coup porté aux Nazis accomplit un peu plus une soif de vengeance qui ne sera, malheureusement, jamais étanchée. Elle continuera de le dévorer jusqu’à la fin de sa vie, le transformant, selon ses propres termes, en « hyène ».

Danse avec les loups

Plus le temps passe, et plus Sylvin Rubinstein prend à son compte des missions périlleuses. Lorsqu’il part en opération sur le terrain, l’ancien danseur n’oublie jamais sa capsule de cyanure, dissimulée dans le col de sa chemise. La vie d’un homme ne vaut pas que l’on compromette un réseau dont dépendent tant de luttes ! Chaque jour, le danseur fait un pas de plus dans la gueule du loup. Il faut rester discret. Patient. Mais pour passer inaperçu, il lui reste un atout, et pas des moindres : reprendre son identité d’avant-guerre. Ou presque. Sylvin se travestit désormais en Dolores, sa sœur disparue, fardé de maquillage et engoncé dans des robes affriolantes (il se serait taillé, paraît-il, sa robe de flamenca dans un grand rideau). Tout un symbole : c’est Maria, finalement, qui va assouvir sa propre soif de vengeance. Car il ne supporte pas d’en être séparé. « C’est comme être déchiré en deux » soupire-t-il. Ce déguisement, pour lui, c’est une sorte de résurrection – comme si le duo n’avait jamais quitté les planches surchauffées des cabarets.

LIRE AUSSI : Witold Pilecki, Déporté Volontaire à Auschwitz

« RUCH OPORU ». Durant la guerre, la Pologne abrite l’un des réseaux de résistance les plus denses d’Europe, comptant à son apogée près d’un demi-million de rebelles. Maquisards de la première heure, ces soldats sauveront plus de Juifs que n’importe quelle organisation ou gouvernement d’Occident. Ils transmettront également aux Alliés près de la moitié des rapports de renseignement en provenance d’Europe occupée. (Credit: Wikipedia/Domaine public)

C’est dans une telle tenue qu’il pénètre, à l’été 1942, dans une brasserie pleine à craquer de la rue Adolf Hitler à Krosno. Autour de lui, des dizaines de membres des SS ou de la Gestapo ripaillent, chantent, boivent, festoient. On célèbre un mariage, dont le travesti est l’invité-surprise… et il compte bien gâcher la fête. Aussitôt Turski se cambre, passe la main sous sa robe. Deux grenades – dégoupillées – en jaillissent. Théâtral, certes, mais efficace : « ce fut un mariage sanglant » ironisera-t-il bien des années plus tard.

Coups de théâtre

L’attentat de la brasserie fait beaucoup parler. Un mariage qui dégénère en boucherie, ça a le mérite de saper le moral des partisans d’Hitler… Mais aussi de décupler les efforts de la Gestapo et des factions SS pour démanteler le réseau de « Papa Kurt ». Ce dernier décide donc d’envoyer son protégé à Berlin, muni d’un laissez-passer, où il sera plus en sûreté. Sylvin y poursuit ses activités clandestines, aussi discrètement que possible. Parfois, l’art de la scène le reprend subitement : c’est ainsi qu’en 1944, sur une artère fréquentée de la capitale allemande, de nouveau travesti en Dolores, il repère un membre haut placé de la Gestapo. « Un Nazi particulièrement mauvais, qui prenait un malin plaisir à découvrir des Juifs dans les maisons des autres, décrira-t-il plus tard. Tout le monde à Berlin le craignait et le détestait, les Juifs comme les autres. » S’avançant alors vers lui, sourire coquin et bouquet de roses à la main, « Dolores » lui joue son numéro habituel. Puis il dégaine un pistolet et abat l’officier à bout portant. Une fois encore, dissimulé sous ses airs de danseuse effarouchée, il parvient à s’échapper de la scène de crime sans être inquiété…

BERLIN BRÛLE-T-IL ? En mai-juin 1945 se tient la bataille de Berlin, qui débouche sur la capitulation allemande. Les derniers défenseurs de la capitale sont français : des factions SS de la sinistre Division Charlemagne… (Credit: Bundesarchiv, B 145 Bild-P054320 / Carl Weinrother via Wikipedia/CC BY-SA 3.0)

La fin de la guerre approche. A partir de l’été 1944, le noyau de résistance établi à Varsovie éclate contre l’oppresseur allemand, lui-même inquiété par la progression, à l’est, de l’Armée Rouge. Même si les insurgés sont matés, la ville est libérée au prix de nombreuses vies. Quatre-vingt-quinze pour cent de la cité sont réduits en cendres : tout est à reconstruire. Krosno, quant à elle, est libérée par les Soviétiques le 11 septembre 1944. Il reste des procès à instruire, des coupables à juger, des affaires à démêler : une autre bataille, médiatique, judiciaire, politique s’ouvre alors. Ce n’est pas le combat de Sylvin Rubinstein, qui quitte, à pas feutrés, la scène. Sans applaudissements.

REEPERBAHN. Après-guerre, Sylvin Rubinstein attend que l’atmosphère soit moins étouffante pour chausser à nouveau les escarpins. Car on le retrouve, dans les années 1950, sur la scène des cabarets du Reeperbahn de Hambourg – le sulfureux Quartier Rouge, celui des plaisirs coupables et licencieux. (Credit: Columbia/Domaine public)

Danser la vie

Vers 1970, le danseur androgyne – toujours gracieux – est frappé par une révélation. Il se produit alors dans des bars et des discothèques tapageuses, où son art est devenu une simple extravagance au beau milieu de numéros dont la vulgarité l’emporte, souvent, sur la sincérité. « Dolores, il est temps de raccrocher les castagnettes » se dit-il. Que lui reste-t-il de ce sourd désir de vengeance qui lui labourait le cœur ? Il paraît que le sexagénaire, qui a passé l’âge des grenades planquées sous la robe, continue de traquer les nostalgiques du régime hitlérien. Il les appâte avec des reliques du Troisième Reich qu’il prétend brocanter… puis les passe à tabac. Quant à ses récits de guerre, l’attentat du Deutscher Hof, les sabotages, les assassinats, les déguisements, tout cela, il ne les partagera qu’au début du troisième millénaire, évoquant totalement par hasard à un journaliste le roman que fut sa vie. En avril 2011, après plusieurs années de témoignages, le rideau tombe enfin sur la scène : Imperio rejoint Dolores, et le duo virevoltant des années 1930 se reforme dans l’éternité.


Bibliographie

Cover picture: Glitched Sylvin/Dolores. Image via Canopé (c) Montage by The Storyteller’s Hat.