Le conspirationnisme n’est pas un phénomène récent. A travers l’Histoire, sociétés secrètes, minorités religieuses, étrangers et miséreux ont tour à tour été accusés des fléaux de leurs époques. Des chasses aux sorcières lourdes de conséquences… et qui n’ont pas dit leur dernier mot.
Il n’a pas fallu attendre l’avènement du web et des médias sociaux pour voir affluer les théories du complot. Au contraire, celles qui fleurissent de nos jours sont l’héritage direct d’une culture du soupçon éprouvée – et entretenue – dès le Moyen Âge ! Ces complots servent, depuis toujours, à exorciser les peurs populaires ou à se débarrasser d’opposants gênants. Et nous invitent à la méfiance… La preuve avec cette sélection.
L’incendie de Rome : un coup fumeux
Plusieurs thèses ont été avancées pour expliquer les origines du grand incendie de Rome, qui ravage la cité pendant six jours et sept nuits, du 18 au 24 juillet 54. Certains ont blâmé les esclaves ou les serviteurs des palais incendiés. D’autres ont accusé les sentinelles, incapables de contenir le feu. D’autres encore ont mis en cause la responsabilité de Néron, que l’image d’Épinal a (faussement) immortalisé comme jouant du violon devant la ville en flammes… Mais l’Empereur de Rome, qui a vu une partie de son palais et sa collection d’œuvres d’art partir en fumée, ne peut être que disculpé.

A son tour, Néron est l’instigateur d’une rumeur qui traverse la cité en cendres : les Chrétiens de Rome auraient été responsables de la propagation de l’incendie. « Il offrit d’autres coupables, explique Tacite, et fit souffrir les tortures les plus raffinées à une classe d’hommes détestés pour leurs abominations et que le vulgaire appelait chrétiens » (Annales, XV, 44). En l’an 64, des centaines sont suppliciés, brûlés vifs ou livrés aux bêtes sur les rives du Tibre. Et ainsi, l’influence de la nouvelle religion s’apaise pour quelques années supplémentaires…
Le procès truqué des Templiers
Créé en 1129, l’Ordre du Temple est d’abord une milice de moines-chevaliers escortant les pèlerins sur les chemins de Terre Sainte. Mais en quelques décennies, son influence grandit. Pour financer leur fonctionnement, les Templiers proposent des prêts, émettent des lettres de change et reçoivent des dons – notamment fonciers – qui augmentent leur trésor. Banquiers des rois, ils reçoivent en échange des droits fiscaux avantageux… Il y a de quoi susciter des convoitises ! On les dit vautrés dans le luxe et la débauche. Les expressions « boire comme un Templier » et « jurer comme un Templier », particulièrement répandues au XIIIe siècle, sont révélatrices des mentalités du temps. Le contexte est mûr pour un coup de force.

Prétextant une organisation occulte et des comportements hérétiques – « reniement du Christ et crachat sur la croix, relations charnelles entre frères, baisers obscènes exercés par les chevaliers du Temple » –, le roi de France Philippe le Bel fait procéder à la saisie des biens des Templiers et à leur arrestation le vendredi 13 octobre 1307. Soumis à la « question », les accusés passent rapidement aux aveux et sont menés des salles de tortures aux bûchers. Avec cette manœuvre, le souverain peut se débarrasser d’une organisation puissante, riche et dangereuse, puisque soumise à la seule autorité du Pape…
Les manœuvres antiféministes de l’Église
Si l’expression « chasse aux sorcières » désigne aujourd’hui une persécution aveugle, organisée et injuste, c’est en grande partie grâce au combat acharné que livra l’Église aux sorciers présumés depuis le Moyen Âge. Dès le XIIIe siècle, des bulles pontificales alertent des dangers de l’hérésie. En 1487, le traité Malleus Maleficarum (Le Marteau des Sorcières) enfonce le clou : il condamne les femmes, plus susceptibles de céder aux charmes de la sorcellerie car faibles de corps et d’esprit. Le mythe de la femme pécheresse perdure depuis le paradis perdu, et justifie que l’on s’en méfie.

La bulle papale Summis desiderantes affectibus lance la première d’une longue série de chasses aux sorcières qui jalonneront les XVe, XVIe et XVIIe siècles. On châtie surtout les femmes âgées, pauvres et qui vivent seules, soupçonnées de guérisons, d’envoûtements, de magie noire, voire d’infanticides ou d’avortements. Un (faux) témoignage suffit à envoyer les suspectes en prison ou sur le bûcher. « Un sorcier, dix mille sorcières » écrira Michelet pour dénoncer ces procès fantoches… dont on estime aujourd’hui qu’environ quatre-vingts pour cent incriminaient des femmes.
Le complot papiste de 1678
Au XVIIe siècle, la religion anglicane s’est largement imposée en Angleterre. Suite aux persécutions entretenues depuis Henry VIII, un fort sentiment anticatholique prévaut dans les cercles protestants, renforcé par l’échec de la Conspiration des Poudres. Les Catholiques, et notamment les jésuites, sont accusés de maux divers, comme la propagation de la peste à Londres (1665) ou le redoutable incendie de la ville, l’année suivante. Mais cela ne suffit pas aux Protestants, qui veulent éradiquer toute trace de l’ancienne religion.
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En 1678, le prêtre Titus Oates invente de toutes pièces un « complot papiste » en prétendant révéler un complot catholique visant à assassiner le roi Charles II. Bien que le document qui lui serve de preuve (et qu’il a rédigé lui-même) ne soit jamais correctement analysé, son mensonge fait des émules. Après une enquête expéditive, le Parlement, en proie à la panique, décide de l’exécution de vingt-deux prêtres supposément impliqués dans le complot. Quant aux citoyens de confession catholique, ils sont tout bonnement chassés de la ville. Finalement, en 1681, la machination d’Oates est découverte et il est arrêté pour parjure. Il sera gracié et relâché trois ans plus tard…
Le retour des Illuminés de Bavière
Largement enfoncé dans la fiction ésotérique, le mythe Illuminati semble aujourd’hui cerné d’ombre. Il trouve pourtant ses origines dans la philosophie libre-pensante des Lumières. En 1776, le philosophe allemand Adam Weishaupt fonde la société des illuminés de Bavière, un groupe de penseurs progressistes visant à promouvoir la liberté et la tolérance face à tous les fanatismes et les despotismes. Empruntant quelques codes à la franc-maçonnerie, l’ordre, qui compte quelques centaines de membres, est dissous par les autorités bavaroises en 1785.

Mais l’est-il véritablement ? Les sceptiques froncent les sourcils. Selon eux, la société aurait survécu et pris part à des opérations secrètes – elle serait même responsable de la Révolution française ! « Tout a été préparé, amené par des hommes qui avaient seul le fil des conspirations longtemps ourdies dans des sociétés secrètes » fantasme l’abbé Barruel dans ses Mémoires, en 1797. Parmi ses membres supposés, on cite – sans l’ombre d’une preuve – Mirabeau, La Fayette, les Pères fondateurs des États-Unis ou George Bush ! Les illuminés ne sont pas ceux que l’on croit…
L’indémodable « complot judéo-maçonnique »
Depuis l’Antiquité, les Juifs sont accusés de crimes imaginaires. Considérés comme un « peuple déicide » (ils auraient joué un rôle dans l’arrestation de Jésus-Christ), ils sont suspectés d’empoisonner les puits et les fontaines publiques afin de propager les grandes épidémies. On les massacre en grand nombre en Europe lors de la Peste Noire, au XIVe siècle : cinquante mille Juifs en font les frais. Assistant à un pogrom du côté de Strasbourg, un chroniqueur rapporte les paroles d’une victime : « Mais nos propres enfants aussi sont frappés par la peste ». Ce à quoi son bourreau réplique : « Quand on a tué le fils de Dieu, on peut bien empoisonner un de ses enfants à soi, pour faire croire à son innocence : tout le monde sait combien les Juifs sont rusés ».

Brimés et chassés pendant plusieurs siècles, les Juifs prennent part, malgré tout, à l’activité économique des cités médiévales. Ils pratiquent notamment le prêt à usure, défendu aux Chrétiens. De là provient l’association tenace entre les Juifs et l’argent… Mais ce n’est qu’à partir du XIXe siècle qu’ils sont associés – bien malgré eux – aux francs-maçons. Sous la plume de polémistes catholiques, la rumeur d’un « complot judéo-maçonnique » visant la domination du monde naît. L’idée, aussi improbable qu’elle puisse paraître, fait des émules : certains accusent même Juifs et francs-maçons d’avoir orchestré la Révolution française !
En 1903, la publication anonyme des Protocoles des Sages de Sion renforce la thèse de la conspiration. Il s’agit en réalité d’un texte originaire de Russie et créé par la police secrète du tsar, qui prend la forme d’un plan de conquête du monde prétendument rédigé par les Juifs. Traduit en plusieurs langues et diffusé largement en Europe, il connaît un succès retentissant dans les cercles antisémites. Et même si l’on prouve dès 1920 qu’il s’agit d’un faux, cela n’empêche pas les sceptiques de croire à la responsabilité des Juifs dans le déclenchement de la Première Guerre Mondiale ou de la Grande Dépression. Décrit par l’historien Norman Cohn comme la « pièce maîtresse d’une idéologie exterminatrice et, entre des mains expertes au maniement des mythes, un chèque en blanc pour le génocide », le texte sème les graines de la Shoah dans les consciences européennes.

Les purges maquillées de 1936
Pour transformer un procès en mascarade, personne n’a, semble-t-il, fait mieux que Joseph Staline. Soucieux d’éliminer tous ses adversaires politiques, le secrétaire du Parti Communiste d’URSS décide l’épuration de ses membres dits « déviants » ou « opportunistes » dès 1933. Les procès de Moscou, qui s’ouvrent en août 1936 et dureront deux ans, sont un véritable simulacre de justice. Prétendant déjouer un gigantesque complot antisoviétique ayant pris racine dans son propre parti, Staline en fait éliminer les cadres influents, notamment les artisans de la Révolution d’Octobre.

Tous les moyens sont bons pour les discréditer. On les rend coupables de trahison, d’espionnage, de sabotage, de vente de secrets. Les dossiers d’accusation sont montés de toutes pièces par le NKVD ; les accusés n’ont d’ailleurs pas droit à un avocat et les « aveux » sont arrachés sous la torture… Généralement, les accusés sont exécutés moins de vingt-quatre heures après le verdict ! Cette manœuvre de terreur permet au « Petit Père des Peuples » d’asseoir son emprise sur l’appareil politique soviétique. Au total, un citoyen soviétique sur cent sera incarcéré, un sur deux cents sera mis à mort.
Peur bleue et péril rouge
De l’autre côté du monde, la Seconde Guerre Mondiale s’est conclue sur un armistice militaire, mais le combat idéologique continue de faire rage. Aux États-Unis, la propagande va bon train pour dénoncer le « péril rouge » socialo-communiste au début des années 1950. C’est une véritable psychose : un complot, murmure-t-on, orchestré par les « Reds », aura raison de la nation américaine de l’intérieur…
Derrière ces accusations, un homme de petite stature, le sénateur du Wisconsin Joseph McCarthy. « Je ne vais pas perdre mon temps à nommer tous ceux qui, au Département d’État, sont membres du parti communiste ou appartiennent à un réseau d’espionnage » martèle-t-il lors d’un discours à Wheeling, en Virginie Occidentale. Ces mots créent un vent de panique dans les consciences. La politique étrangère, aux mains des communistes ? Et après quoi, les affaires, la justice – la nation tout entière, peut-être ? Animé d’un discours populiste et alarmant, le mystérieux sénateur devient coqueluche des médias.

Les mesures anticommunistes se répandent : les adhérents au Parti Communiste sont surveillés, les syndicats contrôlés, avec la bénédiction du FBI de John Edgar Hoover. C’est une époque sombre, marquée par la délation : mille cinquante-quatre fonctionnaires sont limogés entre 1947 et 1954. D’autres, dont les noms figurent sur les « listes noires » de McCarthy, sont marginalisés. L’acteur Jules Dassin, qui a sa carte au Parti, se réfugie en France où son fils Joe rencontrera le succès dans la variété. Cela n’empêchera pas ce dernier, peu rancunier, de chanter l’eldorado états-unien dans L’Amérique…
Bibliographie
- Jean Verdon, Intrigues, complots et trahisons au Moyen Âge, Perrin, 2012.
- Pierre-André Taguieff, Les Théories du complot, PUH, « Que sais-je ? », 2021.
- Mohanna Haddad, « Le mythe du complot juif », L’Histoire n°243, mai 2000.
- Michael Gray-Fow, “Why the Christians? Nero and the Great Fire”, Latomus, vol. 57, no. 3, 1998, pp. 595–616.
- Julien Théry, « Une hérésie d’État. Philippe le Bel, le procès des « perfides templiers » et la pontificalisation de la royauté française », Médiévales, 60, printemps 2011.
- Bernard Blumenkranz, « Les auteurs chrétiens latins du moyen âge sur les Juifs et le Judaïsme », Revue des études juives, tome 17 (117), janvier-décembre 1958.
- Jean-Patrice Boudet, « La genèse médiévale de la chasse aux sorcières », Entre science et nigromance : Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2006.
- Pierre-André Taguieff, « L’invention du « complot judéo-maçonnique ». Avatars d’un mythe apocalyptique moderne », Revue d’Histoire de la Shoah, vol. 198, no. 1, 2013, pp. 23-97.
- Romain Ducoulombier, De Lénine à Castro. Idées reçues sur un siècle de communisme, Le Cavalier Bleu, 2011.