Un vieil adage dit que « la beauté n’est qu’une fleur de l’instant ». Forcément périssable à l’échelle d’une vie, elle l’est également sur le grand échiquier de l’Histoire… Beauté naturelle, pieuse et religieuse, ou au contraire artificielle, fardée de maquillage et de parures : l’évolution des canons reflète les mutations morales ou techniques de chaque époque. Tour d’horizon.
Entrée en scène de la première top model de l’humanité. Des hanches larges, une poitrine débordante, des formes arrondies sous toutes les coutures : voici le portrait-robot de la « Vénus » paléolithique. Mises au jour par les archéologues, plusieurs statuettes en ivoire, en pierre ou en terre cuite représentent la femme sous ces proportions démesurées, dont les heures de gloire remontent à 25 000 ans avant notre ère. A l’époque, la beauté est ronde, nourricière et furieusement maternelle. Cela se comprend : les poignées d’amour sont synonymes de santé, de fécondité et donc de sexualité – autant d’atouts assurant la reproduction de l’espèce.

En ces temps où la survie de l’humanité est plus que jamais menacée, la beauté épouse la maternité. Un large bassin et une poitrine encombrante faciliteront la naissance et l’alimentation du nouveau-né : c’est donc le profil le plus convoité ! Les statuettes qui représentent ces formes idéales font l’objet d’un véritable culte. On les retrouvera, chez les Grecs, dans les proportions de la déesse primordiale Gaïa. Quant aux hommes, ils portent des parures faites d’os ou de dents, symboles de leurs aptitudes à la chasse. Une façon de signifier qu’ils seront à même de protéger leur petite famille… et de frimer un peu.
Secrets de beauté antiques
Si les bijoux, colliers et bracelets apparaissent aux premières heures de l’humanité, il faut attendre l’Antiquité pour voir se développer les premiers « soins de beauté ». En la matière, les Égyptiens sont de véritables précurseurs. Ils prennent des bains parfumés, se font des baumes au limon du Nil, vernissent leurs ongles au henné et soulignent leurs yeux au khôl noir. Le maquillage, d’ailleurs, est plébiscité par les deux sexes !

Cette beauté artificielle n’a pas bonne presse de l’autre côté de la Méditerranée. Chez les Grecs, l’élégance est avant tout morale. L’aspect intérieur se reflète à l’extérieur : toute difformité est associée à une forme de dépravation. Selon Plutarque (IIe siècle), les Spartiates conduisaient leurs nouveau-nés au sommet d’une montagne, où siégeaient les plus anciens de la tribu. Après mûr examen, ces derniers décidaient s’il fallait laisser vivre l’enfant, « dans la pensée qu’il n’était avantageux ni pour lui, ni pour la cité, de laisser vivre un être incapable, dès sa naissance, de bien se porter et d’être fort. »
Cet impératif moral et guerrier stimule la culture d’un corps sculptural, athlétique. La chevelure blonde, qui est celle des Dieux et des héros mythologiques, est valorisée – les femmes n’hésitent pas à se teindre les cheveux à partir de mixtures de fleurs ou d’œufs. Les Romains, pour leur part, plébiscitent l’hygiène – entre deux baignades, ils se font régulièrement des bains de bouche à l’urine.
Beauté divine !
A partir du IVe siècle, le christianisme se répand en Europe, et avec lui un nouvel idéal incarné par la Vierge Marie. Comme en témoignent les œuvres d’art de l’époque, le canon médiéval embrasse une beauté pieuse et humble. La grossesse est à la mode : les femmes portent parfois des étoffes sous leurs vêtements pour donner l’illusion d’un ventre rond ! Les robes amples dissimulent les autres formes féminines, qui sont autant d’incitations au péché. Le récit biblique rappelle comment Lucifer, chef des anges déchus, à corrompu l’humanité en lui enseignant la fabrique des cosmétiques : « Il leur montra […] les bracelets et les parures et l’art de se peindre les yeux à l’antimoine, et le fard pour embellir les paupières, et les pierres les plus belles et les plus précieuses, et toutes les teintures de couleur, et le monde en fut changé. »

Petit à petit, l’Église contribue à faire fermer les bains publics, qui instaurent une promiscuité jugée obscène entre hommes et femmes… Ce qui met un sérieux coup d’arrêt à l’hygiène médiévale ! On a pourtant bien conscience des « bons gestes » dès l’an mil. On mâche de la cardamome pour avoir l’haleine fraîche et l’on se lave les mains avant de passer à table, en les rinçant dans de l’eau mêlée de plantes aromatiques.
Sous le manteau, le maquillage continue de circuler, ramené notamment par les expéditions militaires. De retour de Croisade, les moines-soldats rapportent l’essentiel de la toilette musulmane – ladanum, huile d’olive, myrrhe, sulfure de plomb. Il faut dire que les peuples d’Orient sont très en avance : le Kitab al-Tasrif, un traité médical du Xe siècle, livre des conseils bienvenus pour empêcher la chute de cheveux et donne la recette des « bâtons à lèvres » (futurs lipsticks). Souvent, on se peint les lèvres à base d’insectes broyés… il faut souffrir pour être belle.
Les premières égéries
Avec la Renaissance italienne, synonyme de progrès technique et scientifique, on admire les corps mathématiquement proportionnés, comme sur le célèbre croquis de Léonard de Vinci. On valorise « l’harmonie secrète résultant de la composition et de la combinaison des membres » (Agnolo Firenzuola). Qu’en penserait la Vénus de Milo ? La beauté est blanche et naturelle, comme l’illustrent les tableaux de Michel-Ange ou de Botticelli. Signe qu’elle n’est plus taboue, la pratique du portrait se répand dans les couches supérieures de la société, et les femmes de commerçants aiment à voir afficher leurs formes, signe d’opulence.

L’Église a toujours autant d’emprise sur les canons de beauté. Le jour de Mardi Gras 1497, le moine Jérôme Savonarole organise un « bûcher des vanités » sur la Piazza della Signoria de Florence. Des milliers d’accessoires, miroirs, parures, robes et cosmétiques sont livrés aux flammes, ainsi que des portraits de Cléopâtre ou de Lucrèce. La beauté est divine : on ne truque pas ! Ce grand ménage n’empêche pas certaines Florentines de conserver secrètement leur trousse à maquillage…
LIRE AUSSI : Mona Lisa, Les Ombres au Tableau
Côté féminin, les coiffures deviennent de plus en plus extravagantes, les robes s’ouvrent sur des décolletés laissant entrevoir des gorges blanches et larges, et le blond vénitien fait fureur. Même le roux, une fois n’est pas coutume, est admiré au XVIe siècle, car c’est la couleur de la reine d’Angleterre Elisabeth I. Une trêve bienvenue, puisque les roux vivaient depuis l’Antiquité des temps difficiles. Enterrés vivants en Égypte antique, réduits en esclavage dans le bassin méditerranéen, persécutés durant l’Inquisition espagnole, on les devinait complices du Diable ou des sorcières…
La beauté comme distinction sociale
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les grandes cours d’Europe sont les théâtres des modes les plus étranges. A Moscou, on se teint les dents en noir ; à Versailles, les perruques (faites de cheveux humains) se répandent comme une traînée de poudre. Le tsar Pierre le Grand, qui déplore les longues barbes de ses courtisans, instaure une taxe sur la barbe pour copier ses homologues européens (on dit qu’il rase lui-même les contrevenants). Les « modes » de Marie-Antoinette s’impriment sur toutes les gazettes, lançant des potins aux cinq coins de la France. Les paparazzi ne sont pas loin…

Chaque monarque, chaque reine, chaque prince infléchit un nouvel idéal de beauté. Il ne faut pas ressembler au bas-peuple : les paysans, bêchant sous un soleil de plomb, ont la peau bronzée et burinée, ce qui n’est pas (encore) valorisé. A contrario, les aristocrates entretiennent leur « sang bleu », symbole de leur rang, en se couvrant de masques et d’ombrelles. Il faut rester à l’abri du soleil pour conserver une peau claire et fine, derrière laquelle on distingue les veines. On complète parfois ces précautions par des masques à la céruse – des pigments de plomb – pour se blanchir les traits. Mauvaise idée : Maria Coventry, l’une des beautés du XVIIIe siècle, sera emportée par un empoisonnement du sang après en avoir longtemps fait recette. Elle avait vingt-sept ans.
Les grandes révolutions
A partir de 1789, les grandes révolutions chahutent les représentations de la beauté. La devise « Tous égaux » milite pour un retour au naturel. On élimine les mouches (grains de beauté artificiels), les maquillages outranciers et les perruques poudrées. La beauté est égalitaire et démocratique. Chacun a droit à son morceau de savon, et cela suffit ! Oui, mais… le XIXe siècle perpétue l’usage des artifices de la beauté, qui devient habilement négligée. En Angleterre victorienne, on admire les fins cernes bleus sous les yeux, la minceur des traits et du corps, une peau livide – bref, tous les symptômes de la tuberculose, épidémie qui ravage les villes néo-industrialisées. Curieusement, cela plaît.

Avec le XXe siècle, c’est la condition féminine qui s’exprime à travers les nouveaux codes de la beauté. Les Années Folles popularisent le style « à la garçonne », synonyme d’un fossé entre les sexes qui, espère-t-on, se comble progressivement. Les cheveux sont coupés court, les robes aussi, la femme saute (au grand dam de la société bien-pensante) dans un pantalon et ose jeter le corset aux oubliettes. En parallèle, les médias, la télévision et la publicité multiplient les représentations de la beauté : tour à tour Marilyn Monroe, Jayne Mansfield, Brigitte Bardot ou Pamela Anderson, elles emboîtent le pas d’un consumérisme lancé à pleine vitesse.
Et aujourd’hui ? A vous de voir. Pour ma part, je crois que nous héritons d’une beauté plastique et postérisée, voire carrément photoshopée, qui à force de vouloir être sexy a oublié d’être glamour… Mais qu’on patiente un peu : comme le prouve cette galerie de portraits, il suffit de quelques années pour qu’une nouvelle beauté supplante toutes les autres. La vôtre, par exemple.
Bibliographie
- Dominique Paquet, Miroir, mon beau miroir : une histoire de la beauté, Gallimard Découvertes, 1997.
- Umberto Eco (dir.), Histoire de la beauté, Flammarion, 2004.
- Dr. Luisa María Arvide Cambra, « Medieval Recipes for Treatment of Hair Contained in ihe Kitab Al-Tasrif », Saudi Journal of Medical and Pharmaceutical Sciences.
- « Crème Tho-Radia : la beauté radiocative », L’Histoire, 17 décembre 2020.
- Francis Ames-Lewis, Mary Rogers, Concepts of Beauty in Renaissance Art, Routledge, 2012.