La Leçon de Jane Elliott

Mardi 4 avril 1968. Comme la plupart des résidents de Riceville, Iowa, Jane Elliott rentra chez elle ce soir-là pour entendre les nouvelles de la mort de Martin Luther King. Le leader pacifique du Mouvement des Droits Civiques avait été abattu à Memphis, où il avait prononcé la veille un discours qui passerait à la postérité : « J’ai été au sommet de la montagne » (I’ve Been To The Mountaintop). Mais à la différence de la plupart de ses concitoyens, en plus d’encaisser le choc, Jane savait qu’elle serait bombardée de questions dès le lendemain matin, dans sa salle de classe de CE2. Devant le poste de télévision où défilent, inlassablement, reporters, envoyés spéciaux et personnalités de l’entourage de MLK, elle commence à élaborer un programme pédagogique d’urgence.

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Martin Luther King à Memphis, la veille de son assassinat. (Photo: ABC News)

Riceville est une bourgade rurale du nord de l’Iowa, cerclée de champs de maïs. Une population blanche et majoritairement catholique y réside sans trop de tapage, loin des manifestations et des revendications d’une population Afro-Américaine trop longtemps (et toujours) opprimée. Difficile pour une enseignante échouée dans ce coin d’Amérique d’éveiller ses élèves aux enjeux de la ségrégation raciale, d’autant que certains entendent l’inverse dès qu’ils rentrent à la maison… Pourtant, la figure de Martin Luther King a séduit sa classe d’emblée. Les CE2 l’ont même élu « Héros du Mois » en février dernier. Une raison de plus pour Jane de prendre le problème à bras le corps…

Comme prévu, le lendemain matin, le premier élève à franchir le seuil de la salle de classe l’interroge avec force : « Pourquoi ont-ils tiré sur ce King ? » Mais Mrs. Elliott ne compte pas le lui expliquer de la manière traditionnelle, armée du papier et du crayon. Lorsque toute sa classe est assise et silencieuse, elle se lance dans une expérience, dont l’idée mûrit dans son esprit depuis des années déjà. Elle commence par entretenir ses élèves d’un discours sur le concept de fraternité : « tout un chacun se doit d’être traité équitablement, quelle que soit la couleur de sa peau ou son origine ». La classe accueille ses paroles avec cet optimisme si juvénile, à grands revers de « Oui, Madame Elliott ! » ; mais leur professeure doute qu’une leçon de morale aussi fondamentale puisse faire son chemin jusqu’à l’esprit de ces enfants à travers de vains discours.

« Je voyais bien qu’ils n’assimilaient rien du tout. Ils faisaient ce qu’une personne blanche ferait. Quand les Blancs s’asseyent pour discuter du racisme, ce qu’ils expérimentent, c’est de l’ignorance partagée. »

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Mrs. Elliott dans sa classe de CE2 à Riceville, Iowa. (Credit: Flashbak)

Mme. Elliott divisa ensuite sa classe en deux groupes : d’un côté, les élèves aux yeux bleus, de l’autre, leurs camarades aux yeux marron. Et les yeux bleus seraient le groupe dominant pour un jour… « Les enfants aux yeux bleus sont les meilleures personnes dans cette salle de classe, » commença l’enseignante, devant le regard médusé de ses CE2. Puis elle distribua aux yeux marron des bandes de tissu qu’ils étaient sommés de nouer autour de leurs cous – afin de les identifier à distance. Enfin, Mme. Elliott annonça une série de privilèges destinés à favoriser le groupe alpha : les yeux bleus jouiraient de cinq minutes supplémentaires de récréation et pourraient se servir plusieurs fois au déjeuner ; leurs compères moins fortunés n’avaient pas le droit de jouer avec eux dans la cour et on leur refusait le droit de boire à la fontaine d’eau potable.

John : « Madame Elliott, il m’a traité… »
Jane Elliott : « De quoi t’a-t-il traité ? »
John : « Yeux marron. »
Jane Elliott : « Est-ce la raison pour laquelle tu l’as tapé, John ? »
[Silencieux. Hoche la tête.]
Jane Elliott : « Est-ce-que ça a aidé ? »
[Secoue la tête de gauche à droite.]*

Dès qu’ils prit conscience de sa supériorité envers les yeux marrons, le groupe dominant commença à les ridiculiser et à les moquer, tandis que leur propre enseignante enfonçait le clou : « Tu es un étourdi, tu vois, c’est comme ça que sont les enfants avec les yeux marron. » Soumis à un test écrit quelques heures plus tard, les yeux marrons reçurent de moins bonnes notes que leurs camarades aux yeux bleus ; plus rapides, plus efficaces, ces derniers étaient tout autant ravis de voir prouvée leur domination sur le groupe. Ce soir-là, de nombreux enfants rentrèrent à la maison avec le moral dans les chaussettes, en particulier ceux qui, en croisant leur regard dans le miroir, déplorèrent d’y trouver des tons bruns.

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La discrimination regardée droit dans les yeux. (Credit: Spilled Milk Club)

Mais le lendemain promettait d’être une journée pour le moins différente. Mme. Elliott inversa les règles, et élit les yeux marron en tant que groupe dominant, la plupart d’entre eux prenant un plaisir sauvage à arracher leur écharpe de couleur et à en revêtir leurs camarades… Puis Jane procéda aux mêmes exercices de rhétorique afin de faire rentrer cette nouvelle injustice dans l’esprit de ses élèves. Et les bourreaux d’un jour devinrent les victimes de l’autre… Finalement, à la fin d’une journée cette fois-ci cruelle pour les yeux bleus, l’enseignante rassembla son troupeau et demanda à chaque élève de coucher sur le papier son ressenti de l’expérience.

Jane Elliott : « La couleur des yeux d’une autre personne devrait-elle avoir quelque chose à voir avec la façon dont vous les traitez ? »
Classe : « Non. »
Jane Elliott : « D’accord, et la couleur de leur peau ? »
Classe : « Non plus. »
Jane Elliott : « Vous direz ça aujourd’hui, et cette semaine, et probablement tout le temps que vous passerez dans cette salle de classe. […] Est-ce-que c’est (la couleur de la peau) qui rend les gens bons ou mauvais ? »
Classe : [En chœur.] « Non ! »
Jane Elliott : « Enlevons ces écharpes de couleur. »

Jane Elliott, rompue à l’exercice pédagogique, ne se fit pas admirer par la communauté de Riceville pour ce petit tour de psychologie. Sa propre fille, élève au collège local, tomba nez-à-nez avec un message haineux tracé à son intention au rouge à lèvres sur le miroir des toilettes : « Nigger Lover ». D’autres critiques, moins acerbes, insistèrent sur le fait que des CE2 étaient bien trop jeunes pour constituer les cobayes d’une expérience psychologique de ce calibre. (En 2003, Jane estimait que 20% de la population locale était toujours en colère contre elle, bien que 35 ans aient coulé sous les ponts !) Néanmoins, elle continua avec acharnement son combat contre l’oppression des minorités, reconduisant l’expérience pédagogique maintes et maintes fois, surtout auprès de publics adultes.

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« J’avais un microcosme de la société dans une classe de CE2. »

L’expérience yeux bleus/yeux marron reste un pilier de la psychologie moderne. Bien que Mme. Elliott eût généré un tollé dans sa ville d’origine, ses travaux reçurent les louanges des quatre coins du monde. Elle avait les yeux bleus, et ses élèves devaient comprendre, bien plus tard, l’importance de sa leçon de fraternité.

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« Si rien n’est fait dans l’évolution des droits de l’homme, et fait en vitesse, pour sortir les peuples de couleur de longues années de pauvreté, de négligence et d’oppression, le monde entier est condamné. Désormais, je suis seulement heureux que Dieu m’ait permis de vivre à cette période pour voir ce qui va se produire. Et je suis heureux qu’Il m’ait envoyé à Memphis. » – Martin Luther King, 3 avril 1968

 


*La plupart des dialogues compilés dans cet article sont extraits d’une expérience similaire conduite par Jane Elliott en 1970, auprès de sa classe de CE2 de l’époque, qui a fait l’objet d’un documentaire d’ABC, Dans l’œil du cyclone (In the Eye of the Storm). Les procédés pédagogiques et les conclusions de l’enseignante restent les mêmes comparés à la première tentative de l’enseignante, le jour suivant l’assassinat de M. L. King.

Sources: