Bartali, le Cycliste Qui Roulait Contre le Fascisme

A priori, rien ne distingue le village de Ponte a Ema d’une autre commune italienne. Situé dans la banlieue de Florence, à une dizaine de kilomètres au sud-est, il expose aux visiteurs les mêmes façades d’ocre courant dans des rues étroites, il dresse les mêmes volets verts mi-clos sous le soleil toscan. Pourtant, en débouchant sur la via Chiantigiana, une troupe de cyclistes amateurs marque l’arrêt : au coin de la rue, une maison biscornue fermée par une épaisse porte en bois représente l’étape immanquable d’un véritable pèlerinage.

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Cette demeure n’est autre que la « casa natale » de Gino Bartali, un champion cycliste dont la postérité est gravée pour longtemps dans les mémoires transalpines. Gino voit le jour le 18 juillet 1914 dans ce petit village, au sein d’une famille modeste dont il est le troisième enfant. Il ne faut pas attendre longtemps pour voir le jeune Gino enfourcher sa première monture : son père lui offre une bicyclette afin qu’il puisse monter faire ses classes à Florence. Mais le virus l’a déjà pris et, à l’âge de treize ans, il répare des cycles dans la boutique florentine d’Oscar Casamonti.

Très vite, Gino révèle des prédispositions pour le vélo, mais il faudra attendre quelques années encore pour convaincre son père de l’inscrire au club local afin qu’il prenne part à la compétition. Il remporte ainsi ses premiers trophées, sur les chemins de Toscane puis le long des routes nationales. A Grosseto en 1934, Gino fait encore parler de lui quand, prenant le départ d’une course dix-huit minutes après les autres prétendants, il décroche la deuxième place. Sa destinée est tracée : il rejoint les professionnels en 1935, sous les couleurs de la marque Frejus.

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Bartali, détendu, au départ d’une course. (Photo: Chiara Chiara via TesTeach)

Cette même année, il devient champion d’Italie, et le quintuple-tenant du titre, Learco Guerra, l’invite à rejoindre son équipe. Les titres s’enchaînent : deux victoires au Giro, puis la consécration en remportant le Tour de France en 1938. Acclamé par la foule, déifié par la presse, Bartali semble déjà au faîte de sa gloire : il n’a que 24 ans.

Une image, en particulier, frappe les esprits de l’époque ; au lendemain de la victoire de l’Italie à la Coupe du Monde de football, les sportifs italiens défilent en faisant le « salut romain » (symbole fasciste qui marquera aussi l’Allemagne Nazie). Cependant, Bartali s’y refuse : il lui préfère le signe de croix. Celui que l’on surnomme bientôt « Gino le Pieux » porte bien son nom, et dans la foulée de sa victoire sur le Tour 1938, il va déposer une gerbe à la basilique parisienne Notre-Dame-des-Victoires. Un contraste saisissant qui menacera sa gloire sous la montée des fascistes.

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La sélection nationale italienne pendant la Coupe du Monde de Football 1938 : « Ave, ceux qui vont jouer au ballon te saluent ». (Photo: Sportskeeda)

C’est vrai : l’Italie de l’époque est sans aucun doute en mal de héros. Benito Mussolini est arrivé au pouvoir en 1922, avant d’instaurer une « dictature légale » trois ans plus tard. Censure, culte de la personnalité, élimination des opposants politiques, « Il Duce » fabrique un état-policier et devient un dirigeant adulé ; il servira d’inspiration à Adolf Hitler, qui à la même époque rédige Mein Kampf en prison. La presse fasciste utilise Bartali comme symbole de la puissance transalpine, afin de glorifier le régime autoritaire naissant : mais le coureur, de confession catholique, ne partage pas les idéaux du pouvoir.

Les compétitions cyclistes sont sévèrement amputées par le déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale. Jeune marié, Bartali est affecté dans les bataillons italiens, et joue de sa réputation pour devenir messager à vélo, ce qui lui permet de poursuivre l’entraînement. Le contexte géopolitique se fait de plus en plus préoccupant : piégés par le jeu antisémite de l’alliance transalpine avec le régime nazi, de nombreux Juifs vivant en Italie sont inquiétés par les autorités. Certains se réfugient dans des couvents dirigés par des opposants au régime : l’un d’entre eux est le cardinal Elia Dalla Costa, qui a célébré le mariage de Bartali en novembre 1940.

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Gino à l’entraînement… ou sous couverture ? (Photo: Mario Avagliano)

Ce dernier va exiger du champion italien une grande faveur : transporter de faux documents jusqu’aux couvents où les Juifs sont cachés, afin de les authentifier au regard de la police d’Etat. Gino accepte la mission et, dès 1943, dissimule dans le cadre ou la selle de son vélo les faux documents d’identité, sous le prétexte de s’entraîner sur les routes transalpines. Il va jusqu’à parcourir 350 kilomètres par jour. Sa renommée lui permet de franchir plus facilement les poste-frontières, et lorsque sa monture est fouillée, il insiste pour que ses différentes parties ne soient pas démontées, « la bicyclette étant calibrée ainsi pour permettre une vélocité maximale ». Il va même jusqu’à transporter des messages au Vatican, où le Pape Pie XII formule « un vœu » pour la paix et le dialogue des cultures :

« Ce vœu, l’humanité le doit aux innombrables exilés que l’ouragan de la guerre a transplantés hors de leur patrie et dispersés en terre étrangère et qui pourraient faire leur la plainte du prophète : « notre héritage a passé à des étrangers, nos maisons à des inconnus ». Ce vœu, l’humanité le doit aux centaines de milliers de personnes, qui, sans aucune faute de leur part, et parfois pour le seul fait de leur nationalité ou de leur race, ont été vouées à la mort ou à une extermination progressive. »

Son zèle à l’entraînement ne manque pas toutefois d’éveiller les soupçons : une lettre de remerciement rédigée par le Pape lui-même est interceptée par les autorités, qui interrogent Bartali avec insistance. Il parvient à s’échapper de justesse, mais il sait que le vent a tourné, et quitte son village natal pour se réfugier dans les massifs des Apennins. Il est de nouveau arrêté fin 1943 et purge une peine de 45 jours de prison, avant d’être libéré sous caution ; fort heureusement, le sort de la guerre tourne en faveur des Alliés et les autorités fascistes, en pleine débandade, en oublient d’instruire son procès… Au sortir du conflit, Gino souffle à peine – il participe aux missions humanitaires menées par le Vatican et héberge une famille juive dans une de ses résidences florentines.

Après-guerre, Bartali se remet en selle et repart à la compétition. Il remporte son troisième titre sur le Giro, avant d’être sacré une nouvelle fois sur la Grande Boucle en 1948. Ce sera le dernier titre majeur d’un palmarès déjà bien garni, qui fait définitivement entrer Gino Bartali, le jeune garçon qui se rendait à l’école en vélo, au panthéon des légendes du cyclisme. On le surnomme « campionissimo » (le champion) et « l’intramontabile » (l’impérissable), deux sobriquets qui honorent tout autant le sportif que l’homme qui œuvra pour la liberté dans une période troublée.

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« Gino le plus grand de tous. » Ses faits de guerre ne sont pas encore connus, mais Bartali fait déjà les gros titres pour ses exploits sportifs. (Credit: Lo Sport, février 1955, via Classic Light Weights)

Les ténèbres de la guerre masqueront longtemps ses exploits extra-sportifs, dont Bartali lui-même ne parlera pas. Après les victoires, les podiums, les gerbes de fleurs et les bains de foule, il connaîtra son dernier titre en 2013, trois ans après sa mort, lorsqu’il est reconnu « Juste parmi les Nations » par le mémorial Yad Vashem.

Désormais, la maison biscornue de la via Chiantigiana est le berceau d’un incroyable destin, celui d’un sportif « de fer » et d’un homme pieux, qui donna un bon coup de pédale à la résistance envers le fascisme.

« Certaines médailles s’accrochent à l’âme, pas à la veste. » – Gino Bartali

 

 


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