Une Journée Au Moyen Âge

Imaginez : vous vous apprêtez à passer vingt-quatre heures dans la peau d’un paroissien de 1203. Quelles scènes rythment la vie quotidienne ? Quelles odeurs emplissent les narines des riverains ? A quelles occupations s’activent les différents corps de métier ? Promenade insolite dans les pas d’un ancêtre médiéval.

An de grâce 1203, dans une cité populeuse du royaume de France : il doit être environ six heures. Vous n’avez pas de montre pour le déterminer avec certitude, mais vous le déduisez de la position du Soleil – une lueur fugitive à l’est – et des cloches au sommet de l’église voisine annonçant l’office de prime, la deuxième prière depuis l’aurore. Dépourvu d’horaires précis, le calendrier médiéval est séquencé par les horaires des messes (les heures canoniales) et le rythme des saisons. Lorsque les cloches retentissent, ce ne sont pas uniquement les moines qui s’animent en les entendant. Pour la plupart des petites mains de l’artisanat médiéval, qu’ils soient ouvriers, apprentis, maîtres ou compagnons, elles marquent le début d’une journée bien chargée…

ANCIEN TEMPS. Avant le XIVe siècle et le développement des premières horloges mécaniques, on utilise des sabliers ou des clepsydres pour soigner son timing… Il paraît même que les cuisiniers du Moyen Âge minutent leurs temps de cuisson en prières : le temps de réciter un Ave Maria, et l’on sait qu’une sauce est prête !

PRIME (6h)

Vous croisez des visages fermés, encore éteints par la nuit : des médecins aux gants rouges, des forgerons laçant négligemment leur tablier de cuir, des compagnons-tanneurs avec de la paille dans les cheveux… Bâillant, vous leur emboîtez le pas. Qu’allez-vous faire de votre journée ? Vous commencez par arpenter les ruelles étroites qui bordent l’église. Dès le matin, vos narines sont titillées par des odeurs épaisses et âcres : bains chimiques utilisés par les tanneurs pour affermir les peaux de bêtes, encens, musc, bois brûlé, excréments, suif… Les senteurs de la ville vous prennent à la gorge. N’allez pas croire que le Moyen Âge est une époque où l’on ne se lave pas : il est même de rigueur de prendre des bains parfumés dans des étuves où l’on se rend régulièrement (des établissements qui font parfois office de maisons de passe). L’usage n’en est pas quotidien, cependant : chaque matin, les riverains se contentent d’une toilette du visage, des mains et des pieds à l’eau et au savon de graisse animale. On peut aussi mâcher de la cardamone pour avoir meilleure haleine… Mais ces précautions n’empêchent pas la rue, encombrée de déchets, de dégager une odeur épouvantable. Les habitations du quartier, de petites masures en bois corrompues par la vermine, sont entassées les unes sur les autres. Rats et autres nuisibles y prolifèrent. Surveillez les petites lucarnes qui s’ouvrent au-dessus de votre tête : au fur et à mesure que la cité se réveille, les petites gens déversent le contenu de leurs pots de chambre à même la rue… Et les parapluies ne seront pas inventés avant quatre siècles !

TIERCE (9h)

Vous vous éloignez à grandes enjambées du cœur battant de la cité, de plus en plus bruyant, et empruntez un chemin de terre battue – rares sont les rues pavées – en direction des remparts. Soyez prudent : c’est le coin où vivent les rebuts de la société. Filles de joie, pestiférés, bourreaux, coupeurs de bourse et autres marginaux y ont leurs quartiers, tout comme les tanneurs, les teinturiers et les fondeurs de suif dont l’industrie dégage des odeurs pestilentielles. Vous pressez donc le pas. Longeant le mur d’enceinte, vous arrivez en vue d’une des portes de la cité, défendue par des soldats aux aguets ; au-delà des murailles s’étendent des champs de blé ainsi qu’un bois mangeant l’horizon. Certes, vous pourriez vous aventurer à l’extérieur des murs, mais les meutes de loups et les troupes de brigands vous en découragent…

AU LOUP ! Les loups menacent régulièrement la société médiévale, d’abord paysans les éleveurs vivant à l’extérieur des murailles, mais aussi les citadins eux-mêmes. En 1421, un hiver exceptionnellement rigoureux attire les loups dans Paris, qui dévorent les victimes de la Guerre de Cent Ans ! (Credit: Normandy Then And Now)

Vous suivez donc le flot de maraîchers, d’agriculteurs et d’éleveurs qui s’engouffrent par la porte principale, acheminant leurs denrées – et leurs bêtes – jusqu’à la grand-place. De nombreux marchands y ont déjà disposé leurs étals : légumes, épices, fruits, volailles, pains, gâteaux, poissons, oignons, bouquets de persil, de menthe et de marjolaine forment un damier alléchant de saveurs et d’odeurs. Un conseil : la conservation des aliments étant très délicate, il faut se fier à son flair pour repérer les viandes avariées. Vous surprenez d’ailleurs une marchande de poissons qui badigeonne de sang les ouïes de ses truites afin de les faire paraître plus fraîches… A ses côtés, un boucher découpe des carcasses sur un billot sanglant. Jetés au sol, os et abats indésirables attirent la convoitise des chiens errants.

SEXTE (12h)

Le Soleil touche son zénith lorsque les cloches de l’église sonnent sexte. Ça y est : vous avez un petit creux. Où déjeuner ? Loin d’être anarchiques, les ruelles médiévales sont décomposées selon les professions qui y officient : les concurrents se côtoient et leurs boutiques se touchent. Rue des Poissons, Rue des Petits-Gras, Rue aux Fèves, Rue des Bouchers, Rue de la Bûcherie, Rue des Drapiers : à chaque artère son cœur de métier. Étant donné que neuf habitants sur dix ne savent pas lire, les noms des rues ne sont pas encore indiqués sur des plaques. On se fie plutôt à des enseignes représentant le corps de métier. Une saucisse indique l’établissement d’un charcutier, une grappe de raisins signale l’échoppe d’un vigneron, une clé marque l’officine d’un serrurier… C’est aussi à cette époque que l’on voit apparaître le poteau des barbiers-chirurgiens, une enseigne blanche à liseré rouge encore en usage de nos jours sur la devanture des salons de coiffure. Elle représente une plaie ouverte par une saignée, ce qui constitue, à l’époque, un traitement récurrent pour soigner nombre d’afflictions (avec souvent l’effet inverse, la perte de sang affaiblissant les malades).

ODONYMES. Sur ce plan de 1450, ce sont encore les noms de rues associés aux saints ou aux corps de métier qui dominent : on commence à introduire des noms détachés de la géographie à partir de 1600. A noter qu’aujourd’hui, parmi les personnalités représentées sur les plaques de rues en France, seules 7% sont des femmes…

Vous en détournant pour éviter de perdre l’appétit, vous repérez une taverne où quelques artisans sont déjà attablés, vautrés sur des bancs de chêne grossier. Ce sera l’occasion de prendre votre premier repas médiéval ! Saluant le tavernier, vous vous installez à une table où des hommes finissent leur pichet d’hypocras – un vin épicé – en jouant aux dés. N’attendez pas qu’on vous transmette le menu : votre repas sera sensiblement le même que celui des autres clients. On vous sert d’abord un verre de vin coupé à l’eau, puis une soupe de gruau. Le plat de résistance est un pâté de volaille, sorte de tourte à la viande relevée par des épices et des herbes sèches. C’est assez consistant, et il vous faut mâcher les aliments bien plus longuement que d’ordinaire ! Une fois calé, vous quittez la gargote et attrapez, en guise de dessert, un flan sur l’étal d’un pâtissier ambulant. L’après-midi peut débuter.

NONE (15h)

Après plusieurs heures de déambulations à travers la cité, les fumées âcres qui s’y répandent ont fini par vous irriter la gorge. Vous effectuez donc un crochet par l’échoppe d’un apothicaire, l’ancêtre de nos pharmaciens, pour y remédier. Une fois à l’intérieur de l’officine, vous retenez un sifflement d’admiration : le long des murs s’étalent de grandes jarres en faïence, méticuleusement étiquetées, contenant des denrées plus ou moins exotiques. Les médicaments eux-mêmes se déclinent en poudres, sirops, juleps, thériaques, décoctions… et mieux vaut ne pas se servir soi-même, car les poisons côtoient bien souvent les remèdes ! Vous attendez donc que le préparateur se détourne de ses clystères pour vous prodiguer conseil. L’épicier vous suggère un onguent à base de beurre, réputé soigner les toux sèches, ainsi qu’une décoction composée de marrube (une herbe médicinale), de sucre et de blancs d’œufs. Après quelques dizaines de minutes, force est de constater que les remèdes ont fait de l’effet : vous ne souffrez plus !

COMPTES D’APOTHICAIRE. Cet épicier a le privilège de vendre toutes sortes de denrées, des escargots aux peaux de serpent en passant par les racines de mandragore ou le venin de scorpion. Au Moyen Âge, il a aussi l’exclusivité du commerce de sucre et de ses dérivés : confitures, confiseries, dragées… (Source: BnF via Wikipedia/CC BY-SA 4.0)

Ragaillardi, vous reprenez votre errance à travers la cité lorsqu’un flot ininterrompu de paroles accroche votre oreille. Après quelques secondes de marche, vous débouchez sur une place où s’exprime un héraut, ou crieur public, juché sur une estrade. Il annonce à la foule clairsemée les informations du jour : sentences, condamnations, enfants perdus, fêtes, mariages, célébrations diverses, prix du vin… En plus des odeurs, vous êtes troublé par le tumulte de l’activité humaine : le fracas du marteau sur l’enclume du forgeron, les coups de hachoir du boucher, le bêlement et le meuglement des bêtes – sans oublier ces artistes qui déclament des vers en pleine rue, narrant les aventures d’un damoiseau ou les exploits guerriers d’un chevalier.

VÊPRES (17h)

L’église sonne la prière de vêpres, ce qui signifie que l’après-midi touche à sa fin. Vite, il faut faire escale dans l’échoppe d’un forgeron : vous rêvez de contempler ses épées et ses cottes de mailles rutilantes ! Vous entreprenez donc de suivre, à l’oreille, ce qui ressemble à des coups de marteau sur une enclume. Mais au détour d’une rue encombrée de porcs domestiques, stupeur : vous voilà en réalité devant un authentique chantier médiéval. On bâtit un pont. La scène a l’allure d’une fourmilière grouillante d’activité : perchés sur les échafaudages, tailleurs de pierres, charpentiers, maçons et forgerons sont affairés à leur tâche dans un ouragan de poussière et de fumée brûlante.

JAMAIS VU. Les grues de l’époque, qu’on surnomme « cages à écureuil », sont actionnées par un homme qui marche à l’intérieur d’une roue en bois, dont la force est transférée à une poulie. Lorsque la grue est juchée en hauteur, comme au sommet des cathédrales, on embauche des aveugles pour les faire fonctionner : ainsi, ils ne risquent pas de succomber au vertige…

Après avoir contemplé pendant un certain temps les mouvements sûrs et précis de ces artisans, vous remontez vers le centre-ville où, déjà, les ombres commencent à s’allonger. Vous longez les façades usées de l’hôpital et de l’hospice, établissements de santé dont la gestion est le privilège du clergé : y sont soignés pêle-mêle les estropiés, les aveugles, les lépreux, les pestiférés, les victimes du « mal des ardents » et les malades mentaux. On ne fait pas encore clairement la différence entre les maladies, et la médecine n’a pas guère évolué depuis l’Antiquité. Les traités de guérison continuent de prescrire les remèdes antiques inventés par Galien ou Hippocrate, même si les ouvrages de savants orientaux commencent à affluer en Occident. Vous auriez aimé faire un tour à la bibliothèque du monastère – on dit qu’elle abrite plus de seize mille manuscrits calligraphiés. La plupart sont composés de parchemin, même si des feuillets de papier en provenance d’Asie y sont également consignés, ainsi que des livres reliés en peau humaine !

COMPLIES (19h)

Ça y est : la nuit tombe sur la cité. Pour les travailleurs, c’est le signe de la fin de journée. Les écorcheurs rentrent leurs peaux, les artisans leurs outils, les poissonniers leurs étals bourdonnants de mouches. La cloche de l’église sonne trois fois pour avertir les habitants qu’il est l’heure de rentrer dans leurs foyers : les panaches des cheminées indiquent bientôt que l’on y a ravivé les braises pour faire mijoter la soupe. Vous-même, lesté d’un repas copieux servi par l’aubergiste – purée de blancs de poireaux et pâté de poires aux amandes – n’avez qu’une hâte : c’est de rentrer dans vos appartements. Les gens du Moyen Âge se couchent tôt, généralement vers neuf heures du soir, lorsque la lumière leur manque. Seuls les seigneurs peuvent prolonger la veillée à l’aide de coûteuses chandelles de cire.

FEU DE TOUT BOIS. Avant d’aller se coucher, les citadins du Moyen Âge prennent soin de couvrir l’âtre ou d’étouffer le feu avec des cendres. Gare aux incendies qui se répandent comme une traînée de poudre dans les faubourgs en bois ! (Source: Wikipedia/Domaine public)

Couché sur votre paillasse, vous regardez, à travers la lucarne ouverte, les premières étoiles toiser la cité endormie. Aucune pollution lumineuse à déplorer : exception faite des torches des soldats effectuant leur ronde, la cité médiévale est complètement éteinte. Les portes de la cité ont été scellées pour la nuit – personne n’entre ni ne sort. Vos pensées divaguent de l’officine de l’apothicaire au chantier du pont, des ivrognes de la taverne à la marchande de poissons… Lorsque retentit l’appel de vigiles (minuit), éveillant les moines du monastère voisin, vous êtes profondément endormi.


Bibliographie

  • Arsenio et Chiara Frugoni, Une journée au Moyen Âge, Les Belles Lettres, 2013.
  • Nicolas Méra, Petit dictionnaire des Sales Boulots, Vendémiaire, 2022.
  • Robert Fossier, Le travail au Moyen Âge, Hachette, 2000.
  • Thierry Dutour, La ville médiévale, Odile Jacob, 2003.
  • Jean Verdon, « Dormir au Moyen Âge », Revue belge de philologie et d’histoire, tome 72, fasc. 4, 1994 via Persée.
  • Toni Mount, « 9 weird medieval medicines », History Extra, 20 avril 2015.

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