Les Derniers Jours de Rome

Après un millénaire de suprématie incontestée sur le pourtour méditerranéen, l’Empire romain périclite à partir du IVe siècle. Sur ses ruines encore fumantes s’élèvera l’Europe médiévale. Aujourd’hui encore, les historiens s’interrogent sur les raisons du déclin de Rome : incompétence politique ? Décadence morale ? Invasions barbares ? Récit d’un crépuscule.

La chute de Rome fait l’objet de débats animés chez les historiens, notamment depuis la publication en 1776 du livre d’Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, ouvrage qui a suscité de vives polémiques. Depuis trois siècles, impossible de se réconcilier. Selon certains observateurs, la nervosité du sujet tient au fait que, en contemplant la chute de Rome, nous envisageons en miroir la chute de notre propre civilisation… Pour autant, les explications ne manquent pas – tout porte à croire, d’ailleurs, que les raisons de la chute de Rome sont plurielles. L’historien allemand Alexander Demandt en identifie plus de deux cents. Quelles furent les plus décisives ?

La faute au climat

Pendant plus de trois siècles, les Romains connaissent une période climatique particulièrement clémente – un phénomène connu sous le nom de « Roman Climate Optimum ». Des températures chaudes (en moyenne 1°C de plus qu’aujourd’hui), un climat tempéré et humide se montrent propices aux récoltes abondantes et stables. Or, le grenier de Rome doit être bien fourni pour nourrir ses armées, grosses de 400 000 légionnaires, ainsi que sa population galopante… Vers le milieu du IIe siècle, la tendance s’inverse. Le mercure retombe, des pluies diluviennes s’abattent. Les prairies inondées poussent les peuples nomades des Balkans, notamment les Huns, vers l’ouest, à la recherche de pâtures vertes pour leurs chevaux. De là, ils menaceront le fragile équilibre de l’Empire, déjà désorganisé.

CLIMAT OU KARMA ? Dès l’Antiquité et tout au long du Moyen Âge, les caprices de la météo sont synonymes de courroux divin : la destruction de Pompéi par le Vésuve en 79 sera réinterprétée comme le châtiment d’une cité aux mœurs répréhensibles… (Credit: Thomas Cole, The Course of Empire, 1836 via Wikimedia/Domaine public)

A Rome, les étés sont particulièrement humides : en 450, une invasion de moustiques déferle sur la Cité Éternelle, les insectes grouillant dans les canaux, les fontaines et les jardins publics. Propageant la malaria, ils provoquent une chute des effectifs de l’armée, contraignant les généraux romains à enrôler des Barbares pour renforcer les garnisons dépeuplées… Plus tard, dans les années 530 et 540, une forte activité volcanique contribuera encore à masquer le soleil et à faire chuter les températures, créant des conditions favorables à la prolifération de nouvelles maladies.

La faute aux épidémies

« Tous tremblaient, fuyaient, évitaient la contagion, abandonnant de façon impie leurs propres amis, comme si, en excluant la personne qui était sûre de mourir de la peste, on pouvait exclure la mort elle aussi. »

Telle est la description effrayante que fait le diacre Pontius de la peste de Cyprien, qui accable certaines régions de l’Empire au IIIe siècle. En vidant les rangs des armées, les épidémies redoutables sont un facteur non négligeable de déséquilibre, particulièrement en ces temps géopolitiques troublés – invasions germaniques, poussée perse en Mésopotamie, désordres dans l’Empire byzantin. Ce n’est pas la première épidémie que subit Rome : déjà, entre 165 et 180, la peste antonine causait près de deux mille morts par jour dans la Cité Éternelle. Au milieu du VIe siècle, la Peste de Justinien finit le travail, amputant la population de Constantinople – capitale de l’Empire romain d’Orient – d’un cinquième. Grippes, filovirus, variole, peste bubonique et malaria ont sérieusement mis à mal l’administration romaine entre le IIe et le VIe siècles de son histoire, chapitres prémonitoires de son déclin.

BONTÉS DIVINES. Les archéologues ont découvert quantité d’amulettes protectrices ou de talismans dans les zones les plus touchées par les épidémies. Les sacrifices aux divinités étaient un autre moyen de se prémunir de la contagion ! (Credit: Nicolas Poussin, La Peste d’Asdod, 1631 via Wikipedia/Domaine public)

La faute aux migrants

Qu’on se le dise : les nombreuses tribus germaniques qui louchent sur les frontières de Rome à partir du Ve siècle ne sont pas seulement attirées par les perspectives de rapines. Certains souhaitent intégrer une mécanique impériale bien huilée, jouir d’un niveau de vie élevé, de la sécurité garantie par ses institutions, du confort (chauffage, eau courante) et de sa logistique pointilleuse (réseaux routiers). D’autres veulent échapper aux désordres climatiques, à l’esclavage, à la guerre qui flétrissent leurs contrées. Rome a pourtant d’autres chats à fouetter : la mort de l’empereur Théodose, en 395, a consommé le divorce entre Empire romain d’Occident et Empire romain d’Orient (ou Empire Byzantin). C’est la fin d’une unité séculaire. Un désastre en cache un autre : dix ans plus tard, en 405, Alains, Suèves et Vandales franchissent le Rhin et croisent le fer avec les garnisons impériales. Rome est mise à sac une première fois par Alaric en 410, puis en 455 par les Vandales, enfin en 472. Le moine Jérôme de Stridon, contemporain des faits, s’étrangle : « Elle est donc prise, la ville qui a pris l’Univers ! »

POULE DE LUXE. Lorsqu’un eunuque lui apprend la nouvelle des ravages d’Alaric dans la cité, en 410, l’empereur Honorius croit d’abord que sa poule favorite, nommée Rome, est morte. « Il n’y a qu’un moment qu’elle a mangé dans ma main » s’étonne-t-il, selon le récit de Procope. Il est finalement soulagé d’apprendre que sa volaille va bien… (Credit: John William Waterhouse, The Favorites of the Emperor Honorius, 1883 via Wikipedia/Domaine public)

La carte géopolitique de l’Empire, qui s’étendait de la Bretagne à la Mésopotamie, se fane. Au début du VIe siècle, les Gaules ont cédé le pas aux royaumes franc et burgonde, les Wisigoths occupent la péninsule ibérique, les Vandales sont maîtres de Carthage. Acculé sur ses frontières, l’Empire romain a dû céder le contrôle des îles britanniques et replier ses effectifs. Les Balkans sont disputés par les Alamans, les Lombards et les peuples slaves, tandis que les Ostrogoths soumettent la péninsule italienne. Le dernier empereur de Rome, Romulus, est déposé en 476.

La faute au gouvernement

Avec la dislocation de l’Empire en 395, c’est un monde qui s’effondre. Décapité, le territoire subit de fortes disparités : Byzance prospère, Rome périclite, et la méfiance que se vouent ses administrateurs achèvent sa fragile unité. Le trésor impérial, régulièrement alimenté par les butins militaires, la taxation des provinces occupées et le commerce, devient menacé – par les pillages barbares, les destructions, l’entretien d’une armée de métier très onéreuse, des coûts d’infrastructure gigantesques (ponts, routes, aqueducs) et la hausse brutale de l’inflation (les élites tentant de créer davantage de monnaie en ajoutant des métaux « impurs » dans les deniers de bronze, d’argent ou de cuivre).

Dans ce contexte instable, il est impératif de donner à l’Empire déclinant une administration solide et organisée. Raté : les communications sont lentes, la bureaucratie pataude, incapable d’assurer la gestion de plus d’une centaine de provinces. « On morcela à l’infini les provinces, et voici que de nombreux gouverneurs et de multiples bureaux écrasent chaque pays, presque chaque cité, déplore Lactance. Or, on voyait bien rarement ces hommes de justice occupés d’affaires civiles : ils n’étaient zélés qu’à condamner et à proscrire. » A cela s’ajoute la corruption des élites et des magistrats qui, si elle n’est pas nouvelle dans l’histoire romaine, aggrave sensiblement la situation : « tout était vendu à prix d’argent » regrette, lapidaire, l’évêque Ambroise de Milan…

ÉTENDARD DES DICTATEURS. Symbole d’un empire qui ne meurt jamais, Rome est hissée au rang de faire-valoir par les dictateurs du XXe siècle. Mussolini y sponsorise des fouilles dans les années 1930, posant même pioche à la main devant les photographes… Ici avec Hitler devant l’Autel de la Paix de Rome, en 1938. (Credit: Ancient World Magazine)

Chantage, fraude, arrangements financiers et extorsions de fonds gangrènent le sommet de la pyramide administrative, des bancs du Sénat aux tentes des centurions. Fraîchement enrôlés dans l’armée, les Barbares n’ont pas accès à une formation, à une solde ou à une discipline suffisantes pour garantir l’homogénéité des légions. La rapide valse des empereurs (vingt se succèdent en soixante-quinze ans) attestent de cette forte instabilité, qui provoquera l’implosion de l’appareil politique romain. Et s’il était tout bonnement impossible de gérer paisiblement un territoire si étendu, bariolé de cultures diverses ?

La faute aux orgies

C’est une thèse récurrente depuis le XVIIIe siècle : vautrés dans la débauche, le luxe et la paresse, les Romains se seraient laissés allés à la décadence, causant leur propre perte. Cette explication, mâtinée de morale chrétienne, ne tient pas la route. Elle a seulement tenté d’utiliser la chute d’une civilisation millénaire en guise d’avertissement : prenez garde, pauvres pécheurs, à l’hubris et à l’excès !

L’EMPIRE DES SENS. Les représentations de banquets orgiaques font fureur dans la peinture française du XIXe siècle, parfois en écho avec les vices des époques contemporaines… (Credit: Thomas Couture, Les Romains de la décadence, 1847 via Wikipedia/Domaine public)

Les tableaux des XIXe et XXe siècles, qui illustrent des corps mêlés et dénudés, succombant aux délices de la sensualité et de la boisson, sont l’empreinte d’un stéréotype qui, aujourd’hui encore, a la vie dure. On le retrouve même chez les auteurs latins : « ce n’est que de nos jours que les richesses ont engendré l’avarice, le débordement des plaisirs, et je ne sais quelle fureur de se perdre et d’abîmer l’état avec soi dans le luxe et la débauche ». Voici ce qu’écrivait Tite-Live… au Ier siècle de notre ère ! Preuve que cette crainte existentielle ne date pas de la chute de l’Empire, mais traverse la culture romaine dans son ensemble, marquée par un impératif de piété, de maîtrise et de frugalité. Caton l’Ancien (234-149 av. J.-C.) et Salluste (86-34 av. J.-C.) ont très tôt fustigé ce dangereux basculement des valeurs traditionnelles, le second prédisant dès 43 av. J.-C. que « Rome deviendra[it] le cloaque du monde ». Ils font partie de ces moralistes grincheux louant les vertus des anciens et blâmant les mœurs dites « jeunes »… Un réflexe, cela va sans dire, qui n’a rien perdu de son actualité !

La faute aux Chrétiens

Comme dans tout épisode de rupture à travers l’Histoire, les périodes troublées ont tendance à se chercher des coupables. Des élites corrompues ou hédonistes, des femmes trop émancipées, des esclaves affranchis ont figuré, un temps, sur la liste noire des boucs émissaires. Mais la faute est également retombée, en partie, sur les tenants de la nouvelle religion. Les Chrétiens (dont le culte n’est officialisé qu’en 313) ont en effet longtemps subi la persécution des autorités – ainsi que le prouva en son temps Néron, qui les accusa d’avoir incendié Rome.

MARTYRISÉS. Les Chrétiens font l’objet de persécutions sous l’Empire du Ier au IVe siècle, d’abord sous l’égide de Néron. La psychose est telle que même le fait de porter le prénom Christian est, paraît-il, passible d’exécution ! (Credit: Jean-Léon Gérôme, La dernière prière des martyrs chrétiens, 1883 via Wikipedia/Domaine public)

Lorsque la capitale est mise à sac une première fois, ses habitants chamboulés accusent les Chrétiens d’avoir détourné les dieux gardiens de la Cité Éternelle. A les entendre, les rites ancestraux de protection ne fonctionneraient plus ! Les accusations pleuvent : on a trop dépensé pour la construction de leurs églises, ils n’osent pas se battre pour Rome, leurs sermons ont sapé les vieilles valeurs romaines (ils ne se rendent plus aux spectacles de l’amphithéâtre, trop sanglants, ni aux thermes, jugés indécents). Y-a-t’il la moindre once de vérité là-dedans ?

Certes, la montée du christianisme a coloré les valeurs romaines, contribuant à faire tomber de leur piédestal les empereurs, assimilés jadis à des divinités. Mais loin de s’assimiler à un séisme culturel, cette poussée chrétienne dans le paganisme romain a été progressive, suintant lentement dans la société romaine à partir du Ier siècle. Si le christianisme marque un changement profond, irrémédiable, il n’est en aucun cas responsable de la chute de Rome, minée en premier lieu par les déboires administratifs et militaires.

Et si Rome avait survécu ?

A égrener les facteurs qui ont causé la chute de Rome, l’observateur est confronté à un constat imparable : aucun fait historiquement isolable n’a contribué au déclin de l’Empire. C’est une myriade de facteurs, tous entremêlés par des relations complexes de cause à effet – les mauvaises récoltes ont entraîné des désordres civils, les migrations massives ont causé de forts changements culturels –, qui a poussé Rome vers l’abîme. Quand exactement ? Dès le schisme entre Occident et Orient, en 395 ? Lorsque Rome est tombée aux mains des Wisigoths, en 410 ? A la chute de son dernier empereur, vers 476 ?

Impossible de retenir une date précise, et pour cause : la chute de Rome n’est pas une rupture, une cassure brutale. C’est une transition vers un monde nouveau, chapitre introductif du Moyen Âge, où les empereurs abandonnent la couronne aux rois et les empires cèdent le pas aux royaumes. Mais Rome est-elle tombée pour autant ? L’Empire Byzantin, sa moitié orientale, se maintient jusqu’en 1453 avant de passer dans le giron des Ottomans. Le Saint-Empire romain germanique forme une unité politique qui s’étendra de Charlemagne à Napoléon. Autrement dit, son héritage est sauf… et la Cité Éternelle n’usurpe pas son surnom car, mille cinq cents ans plus tard, elle n’a toujours pas fini de tomber.


Bibliographie

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