L’histoire de la piraterie évoque des images confuses : des boucaniers dilapidant leur butin en rhum, des tripots mal famés où les rêves de richesse s’étiolent, et des cartes au trésor aussi larges que les sept mers du globe… Comment démêler le vrai du faux ? Escale sur les mers lointaines à la poursuite des « vrais » pirates.
Comme les légendes de monstres marins, colportées par des marins affabulateurs ou impressionnables, les rumeurs de la mer ont tordu les réalités de la piraterie. Pour ne rien arranger, les scénaristes hollywoodiens sont passés par là et ont mélangé les faits et la fantaisie, pour ne livrer des pirates qu’une image stéréotypée – celle de forbans sanguinaires et cruels, libertaires jusqu’à l’extrême et assoiffés de rhum. Tâchons de remettre les choses en ordre…

Certes, il est difficile de reconstituer l’histoire de la piraterie tant ses adeptes ont été nombreux et dispersés à travers les âges. Il y eut les pirates du nord, ou Vikings, venus saccager les ports européens à coups d’expéditions-éclair dès le VIIIe siècle (ils seront les premiers Européens à toucher terre en Amérique, quatre siècles avant Christophe Colomb). Les pirates musulmans, établis sur la Côte des Barbaresques, ayant leurs quartiers à Alger, Tunis ou Tripoli et faisant leur beurre dans le commerce des esclaves. Les corsaires qui, pour le compte des rois de France, pillent les navires européens ou anglais sans craindre la pendaison (Francis Drake, Robert Surcouf). Et enfin les boucaniers des Caraïbes, couvant des rêves illimités de grandeur et de richesse…
Les origines
La piraterie marque le triomphe du grand banditisme maritime. « Aussi sûrement que les araignées abondent dans les recoins ou les fissures, note un capitaine au XIXe siècle, les pirates pullulent dans les archipels offrant des criques et des bas-fonds, des caps, des récifs et des rochers – en bref, des coins où guetter, surprendre, attaquer ou s’enfuir ». Cela est déjà vrai au début des années 1600. Ouvertes par les grandes découvertes du XVe siècle, les routes de commerce voient passer de plus en plus de navires chargés d’or, de sucre, de tabac, d’esclaves et d’épices. Et il va sans dire que ces cibles attirent bien des convoitises…

Par ailleurs, les colonies européennes, mal gouvernées et souvent corrompues, ne sont pas encore de taille à lutter contre les raids. Il y a donc une place à prendre : ayant reçu une formation expéditive aux us et coutumes de la vie en mer – le plus souvent sur le pont d’un navire de la Royal Navy, omniprésente à l’époque –, des marins sans le sou s’embarquent sous pavillon noir. Cela tombe bien : les employeurs ne manquent pas.
Secrets de recrutement
Devenir pirate, c’est accéder à une vie aventureuse en se passant de la discipline – souvent stricte – des marines marchande ou militaire. La preuve : en 1718, sous couvert de la nuit, une bande de moussaillons britanniques quitte le HMS Phoenix pour rejoindre la cause des pirates qui leur font face. C’est dire l’attrait que peut exercer la cause de la flibusterie… Désertions mises à part, les équipages pirates sont recrutés dans l’intimité des tavernes ou directement sur les quais. Capturés lors d’abordages musclés, les prisonniers de guerre viennent également grossir leurs rangs. On estime qu’un tiers des flibustiers des XVIIe et XVIIIe siècles sont d’anciens esclaves, libérés par la mise à sac des plantations où ils travaillaient ou le pillage des galions qui les transportaient. Les caractéristiques des recrues sont souvent les mêmes : des hommes jeunes (ils ont en moyenne 27 ans) et non mariés (seuls 4% d’entre eux ont pris une épouse avant de prendre la mer), et clients habituels de troquets peu fréquentables…

Repaires de pirates
On les voit proliférer dans les cités anarchistes des Caraïbes comme Port-Royal, utopie pirate dont la population explose dans les années 1660. On compte une taverne pour dix habitants, et les pirates y dilapident leur fortune pour du rhum ou les faveurs des marchandes de plaisir. « Le vin et les femmes épuisaient tant leurs ressources que certains d’entre eux en étaient réduits à mendier. Ils dépensaient parfois entre deux et trois mille pièces de huit en une seule nuit » commente un historien de la Jamaïque. Les artères de ces cités bruyantes sont en général de véritables coupe-gorges, où sévissent les pires malfrats, avec le plus souvent la complicité des autorités. Mais un tremblement de terre ébranle « la Sodome du Nouveau-Monde » en 1692, forçant les loups de mer à aller dépenser leurs deniers ailleurs. Ce sera le premier d’une longue série de fléaux venant frapper la Jamaïque : plus tard, de nouveaux séismes et des ouragans continueront de l’accabler… D’autres utopies pirates ont pu s’établir ailleurs, telle que Libertalia à Madagascar (dont l’existence est aujourd’hui sujette à débat) ou Tortuga, à Haïti.
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La vie à bord
A quoi ressemblait concrètement la vie d’un pirate ? Un témoignage datant de 1722 (émanant sans aucun doute de la prison de bord) se désespère du comportement de ces voyous des mers : « la boisson, des jurons monstrueux, de terribles blasphèmes » occupent principalement ces flibustiers qui semblent se moquer « des cieux comme des flammes de l’Enfer ». Mais il est faux de penser que les pirates ne sont pas astreints à une certaine discipline. Des règles sont établies à bord selon une charte qui doit être ratifiée par chaque membre d’équipage. Elles déterminent comment le butin est distribué, les punitions encourues par les marins malhonnêtes, les devoirs de chacun…

Voici un extrait du code de Bartholomew Roberts, un capitaine gallois qui terrorisa les Amériques entre 1719 et 1722 : « tout homme devenu infirme ou ayant perdu l’un de ses membres recevra en compensation 800 pièces de huit du trésor commun, et proportionnellement pour des blessures moins graves ». En vertu d’une superstition ancestrale (et en raison des tensions qu’elle causerait dans un équipage masculin aux hormones têtues), amener une femme à bord est puni de mort. En revanche, le « supplice de la planche » est un mythe du folklore pirate ; ceux qui ne se conforment pas aux règles sont fouettés, jetés par-dessus bord ou abandonnés sur une île déserte.
La nourriture y est évidemment frugale : elle doit être rationnée et conditionnée pour plusieurs semaines de mer. Au menu : du biscuit de mer (un mélange cuit de farine et d’eau, souvent dur comme du bois et infesté de vers), du bœuf ou de la morue séchée, arrosé de rhum et de bière qui se conservent mieux que l’eau. Peu de fruits, ce qui ne ralentit pas la progression du scorbut qui déchausse les dents et décime les équipages ! Heureusement, certains corsaires ne se privent pas de goûter aux nombreuses spécialités croisées en chemin : c’est le cas du naturaliste William Dampier qui avale flamants roses, tortues, œufs d’autruche, guacamole et noix de coco. Une chance que de nombreux marins n’auront pas…

Chasses aux trésors
Contrairement à une tenace idée reçue (véhiculée d’abord par le roman L’Île au Trésor de Robert Louis Stevenson), les pirates enterraient rarement leur butin sur une île déserte pour leurs vieux jours. Tout porte à croire qu’ils n’avaient pas réfléchi à leur plan d’épargne-retraite ; seul le capitaine Kidd aurait agi ainsi avant de retourner à New York pour blanchir sa réputation. Pourquoi pas ? D’une, parce que le butin était distribué – plus ou moins équitablement – entre les membres d’équipage. De l’autre, parce que les cales des galions ennemis ne regorgeaient pas souvent de coffres d’or, mais de cacao, de fourrures ou d’esclaves… Et les enterrer ne contribuent pas vraiment à en accroître la valeur marchande. Enfin, avec une espérance de vie qui dépasse rarement trente ans, la question de l’avenir des pirates ne se pose même pas. « Que la vie soit aussi joyeuse que courte, telle est ma devise ! » aurait scandé le célèbre capitaine Black Bart.

La petite mort des pirates
Au début du XVIIIe siècle, le traité d’Utrecht met fin à la Guerre de Succession d’Espagne, ce qui pousse un grand nombre de marins britanniques dans l’oisiveté. Ils viennent ainsi gonfler les rangs des forbans et tenter leurs chances sur les sept mers ! Malheureusement pour eux, la piraterie n’a déjà plus le vent en poupe. Les amirautés européennes renforcent leur présence sur les mers, capturant et pendant les flibustiers à tour de bras. Les geôles de Port-Royal se remplissent de squelettes : Mary Read y meurt en 1720, et le gibet de Gallows Point ne désemplit plus. A Londres, sur les rives de la Tamise, les cadavres de pirates sont balancés à la hâte dans des tombes anonymes. Le corps de William Kidd y est suspendu dans une cage en fer, condamné à se faire dévorer par les corbeaux ; de l’aveu des témoins, il restera « visible des années après son exécution ». Un avertissement censé dissuader les marins de s’embarquer… La manœuvre des autorités et des tribunaux paye. Il a suffi d’un siècle, entre 1650 et 1715, pour voir naître et s’éteindre l’Âge d’Or de la Piraterie. Et avec lui, tous les rêves de grandeur d’une armée de renégats.
- Angus Konstam, Pirates 1660-1730, Osprey Publishing, 1998.
- Philip Gosse, The History of Piracy, Dover Publications/New York, 2007.
- All About History n°93, « The Pirate Republic », 16 juillet 2020.
- Christopher Minster, « The Golden Age of Piracy », ThoughtCo, 28 août 2020.
- Matt Blum, « Pirates: A Reality Check », WIRED, 17 septembre 2008.
- María Lara Martínez, « Meet the real pirates of the Caribbean », National Geographic, 2 juillet 2020.
- Rebecca Rupp, « Eat Like a Pirate », National Geographic, 19 août 2014.