Jack Phillips, L’Ange du Titanic

Le 14 avril 1912, le RMS Titanic érafle un iceberg qui ouvre une voie d’eau dans le ventre du paquebot : son sort est scellé, il coulera deux heures plus tard. En filigrane du plus grand naufrage de l’histoire maritime, revivez les dernières heures de Jack Phillips, l’opérateur radio qui tenta d’alerter les secours.

« Insubmersible », « une prouesse architecturale », « la merveille des merveilles »… Pour décrire le navire qui prend forme sur les chantiers navals de Belfast, en Irlande du Nord, les journalistes sont dithyrambiques. Tous en sont convaincus : le Titanic est le paquebot le plus abouti et le plus sûr de sa génération. On ne cesse de vanter son confort. Un radiateur dans chaque cabine, une galerie marchande, un café à la parisienne, un salon de coiffure, des bains turcs… L’autre jour, on a vu des porteurs embarquer mille bouteilles de vin et plus de huit mille cigares dans les entrailles du vaisseau. Oui, chacun donnerait cher pour participer au voyage inaugural, qui débutera au port de Southampton ce 10 avril 1912.

TITANESQUE. Autour de la quille du bateau, posée le 31 mars 1909, plus de 14 000 ouvriers s’animent pendant vingt-six mois. « Il faut trois millions de rivets et beaucoup de sueur pour construire un navire » reconnaît Thomas Andrews, l’architecte du colosse. (Photo: Library of Congress, Washington/cph 3a27541)

Itinéraire d’un enfant pressé

Jack Phillips, pour sa part, n’aurait jamais imaginé tutoyer un tel luxe. Originaire d’un village du Surrey, ce jeune homme de vingt-quatre ans a grandi dans un milieu modeste, dilapidant son enfance comme de la petite monnaie, entre l’école et la paroisse. Que de chemin parcouru depuis l’appartement de Farncombe Street, et l’échoppe poussiéreuse de son drapier de père ! Lui qui six ans plus tôt n’avait pas vu plus loin que les cheminées engorgées de Liverpool, il a profité des services transatlantiques pour contempler la pointe de l’Afrique, les canopées boréales et le Pont de Brooklyn. Les attractions du monde entier lui brûlent déjà les yeux.

Telles sont les pensées qui occupent l’esprit de Jack Phillips lorsqu’il s’installe au poste de télégraphe – « la cabine Marconi » – le 10 avril. Dehors, les procédures préalables au départ battent leur plein. Les officiers aboient, les chauffeurs de charbon exécutent. Un parterre de journaliste grossit sur les quais. Le télégraphiste sent-il monter un peu d’adrénaline ? Même pas. Les essais des communications ont été plus que probants, puisqu’on a échangé quelques messages avec Port-Saïd et Tenerife, à des milliers de kilomètres de là. Son employeur exige qu’il sache télégraphier vingt-cinq mots par minute : Jack en tape trente-neuf, facile. Il n’y a pas de quoi s’inquiéter. On largue les amarres.

MARCONI ROOM. C’est à bord de la cabine Marconi que les télégraphistes prennent place, quelques heures avant de lever l’ancre. Un officier du pont principal, Henry Wilde, a tout juste le temps d’envoyer une lettre à sa sœur : « Je n’aime vraiment pas ce bateau. J’ai un drôle de sentiment à son propos. » (Photo: Wikipedia/Domaine public)

Le lendemain du départ, le 11 avril, le Titanic mord à belles dents les vagues de l’Atlantique. Vingt-et-un nœuds, vitesse de croisière. Le ciel gris de la mer d’Irlande se dissipe. Jack Phillips aurait dû fêter ce jour son vingt-cinquième anniversaire mais, avec mille cinq cents passagers à bord, il ne sait plus où donner de la tête… Car la tâche des télégraphistes ne se limite pas aux communications officielles et aux bulletins météo : Jack et l’opérateur en second, Harold Bride, doivent aussi diffuser les messages personnels des passagers ! Le télégramme est à la mode, en particulier pour les invités de première classe – cela fait son effet auprès de la famille ou des amis restés à terre… Les deux hommes se relayent donc pour maintenir une disponibilité vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Leurs quarts sont éreintants.

La croisière prend l’eau

C’est au cours des 12 et 13 avril que les premières avaries se manifestent. Des équipements radio sont tout bonnement tombés en panne. Même si cela est contraire au protocole, les télégraphistes passent des heures à les réparer plutôt que d’attendre, à une prochaine escale, l’intervention d’un ingénieur de Marconi. Pendant ce temps, les messages continuent à s’amonceler. Il faut rattraper le retard les jours suivants. Surchargé, Phillips oublie de transmettre au pont principal un bulletin météo signalant la présence de glaces à la dérive sur l’itinéraire du Titanic. Ce n’est pas ce qui scelle le sort du paquebot : des messages analogues, arrivés au matin du 14 avril, avaient bien été transmis au capitaine… Mais il fut décidé malgré tout de maintenir l’allure, comptant sur les guetteurs du nid-de-pie pour éviter les obstacles. On longe alors le 45e parallèle, la proue du titan braquée sur New York.

Le 14 avril, à minuit moins vingt, le Titanic heurte l’iceberg qui causera sa perte. La masse obscure n’a été repérée que trop tard – c’est une nuit sans lune, d’un calme olympien. Vers minuit quinze, le commandant Edward Smith pénètre dans la cabine des télégraphistes – Harold a relayé Jack à minuit, et les deux hommes travaillent désormais de concert – et leur ordonne de transmettre les signaux de détresse aux navires à proximité. Il faut faire vite. Les bâtiments Frankfurt, Baltic, Olympic et Carpathia sont contactés. Le dernier, qui est aussi le plus proche, ne sera pas sur place avant quatre heures du matin… Tandis que les calculs des ingénieurs voient le Titanic sombrer vers deux heures. Une course contre-la-montre s’engage.

41°44’ N, 50°24’ W. A bord du Carparthia, situé à 58 milles marins (107 kilomètres) du navire en perdition, c’est l’opérateur radio Harold Thomas Cottam, étonné de la densité des fréquences radio, qui prend l’initiative d’appeler le Titanic. Il se précipite alors à son secours… (Photo: National Museum of American History)

« Nous sombrons. »

Les deux hommes s’activent dans la lumière artificielle de leur cabine. Tout n’est plus que SOS, signaux de détresse, comme autant de bouteilles à la mer. Sur le pont principal, on a rassemblé les passagers frissonnants ; la plupart sont encore en robe de chambre. Les ordres et les contre-ordres se succèdent. Les femmes, les enfants sont embarqués dans des canots de sauvetage aux trois quarts vides. Peu à peu, la rumeur est engloutie par le silence. La cabine de transmissions ne retentit plus que des tapements frénétiques du télégraphe.

Vers deux heures, alors que seuls deux canots n’ont pas été mis à l’eau, le commandant vient relever les opérateurs de leurs fonctions. « Garçons, vous avez fait votre devoir. Vous ne pouvez pas faire plus. Abandonnez votre cabine. Maintenant, c’est chacun pour soi. Prenez soin de vous. Je vous libère. » Tandis que Bride récupère ses effets personnels, Phillips reste scotché à son poste, essayant désespérément de contacter d’autres vaisseaux. Plein de sang-froid, il s’exprime encore dans un Morse parfait. Les messages se font plus insistants, plus pressants : « Nous sombrons rapidement. Passagers embarqués dans des canots. » « Venez vite. Salle des machines presque pleine. » Le télégraphiste est à ce point concentré sur sa tâche qu’il ne voit pas un soutier pénétrer dans la pièce pour lui dérober son gilet de sauvetage… A deux heures dix-sept, Jack Phillips, les pieds dans l’eau, envoie son dernier signal de détresse dans l’immensité.

CŒUR OCÉAN. Dans le canot n°8, on offre à l’homme d’affaires Isidor Straus une place auprès de sa femme Ida. Ce dernier refuse, ne souhaitant pas être l’exception à la politique des femmes et des enfants d’abord. Alors Ida reste auprès de son mari : « Nous mourrons comme nous avons vécu, ensemble ! » dit-elle. Le couple Straus périra lors du naufrage. (Photo: Wikimedia/Domaine public)

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Épilogue

La suite est confuse. L’agitation règne maintenant sur le pont du bateau, dangereusement incliné. Les lumières s’éteignent. Le navire va sombrer : Bride et Phillips se séparent. Chacun pour soi. Le premier atteint le canot-convertible B, mais est projeté par-dessus bord lorsque le pont cède. Il survit néanmoins en se cramponnant à la barque retournée, attendant les secours en frôlant l’hypothermie. Quant à Phillips, on ne le revit jamais. Pendant deux heures encore, grelottant, serrés dans leurs barques, les 705 survivants frigorifiés récitent des cantiques en attendant les secours. Le Carpathia arrive sur les lieux du naufrage vers quatre heures du matin.

Le 18 avril, sous une pluie battante, le bâtiment jette l’ancre à la jetée 54 du port de New York. Les journalistes y sont nombreux – bien plus nombreux qu’à Southampton, et quarante mille badauds assistent au débarquement des rescapés… « Je n’oublierais jamais le travail de Phillips durant ces horribles quinze dernières minutes » confie Bride à des reporters. L’héroïsme de l’opérateur fait les gros titres, du moins pour un temps, avant de laisser place aux récits des autres survivants. A cinq mille kilomètres de là, dans le village natal de Jack Phillips, ses parents font ériger une stèle en forme d’iceberg, faisant de l’ombre à une tombe vide. Le corps du garçon n’a jamais surnagé. Depuis deux heures dix-sept le jour de la tragédie, Jack Phillips prolonge pour l’éternité son silence radio.


Bibliographie

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