Ching Shih : La Prostituée Devenue Capitaine Pirate

Une vieille légende de marin veut que les femmes portent malheur à bord… Ching Shih fait figure d’exception. A la tête d’une flotte surpuissante battant pavillon rouge, la pirate cantonaise a terrorisé les Mers du Sud au début du XIXème siècle. Itinéraire d’une louve de mer à la poigne de fer.

Rien ne prédestinait la jeune Shih Yang à une vie aventureuse. Originaire des quartiers pauvres de la mégalopole de Canton, elle y vend son corps dès l’âge de quinze ans. Comme elle, des centaines de filles de misère fuient les bas-fonds enfumés d’opium en se convertissant au plus vieux métier du monde… L’adolescente officie sur un bordel flottant – une maison de passe plantée dans l’un des canaux qui se déversent dans la Rivière des Perles, artère principale du commerce sud-asiatique. Cela en fait un point d’accostage régulier des forbans qui écument les Mers du Sud, troquant volontiers une partie de leur butin contre les faveurs des prostituées. A l’époque, Macao et Hong Kong en sont infestés.

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Carte de Canton (Guangzhou) de D. Vrooman, 1860. (Source: Domaine public/Wikipedia)

Mâles de Mer

La jeune Shih Yang ne se lamente pas pour autant sur son sort. Sa grande beauté lui vaut une clientèle de choix et une certaine stabilité financière. Par ailleurs, les confidences de ses habitués lui ouvrent les portes d’un monde de pouvoir, d’argent et de secrets bien gardés. Elle manœuvre suffisamment bien y trouver sa place : en 1801, du haut de ses vingt-six ans, Shih épouse l’un des pirates les plus craints des environs. Il s’appelle Cheng Ier et navigue à la tête de deux cents jonques battant pavillon rouge. Mais la jeune mariée n’oublie pas de protéger ses propres intérêts : le contrat de mariage stipule qu’elle contrôlera 50% de la flotte, plaçant les deux époux sur un pied d’égalité. Malgré la notoriété de son époux, Shih lui tient tête, révélant son habileté pour la négociation et la manipulation… Deux qualités qui lui seront utiles dans cette nouvelle vie, qui passe des chambres aveugles des bordels aux quartiers du capitaine.

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Ching Shih campée par Takayo Fischer dans Pirates des Caraïbes. (c) Walt Disney Pictures

La petite renommée de Cheng Ier, associée aux talents d’intrigue de son épouse, leur permet de consolider la Flotte du Drapeau Rouge. Petit à petit, le couple recrute des bandes pirates qui sillonnent la Mer de Chine en vivant de larcins et de frappes chirurgicales. L’alliance paye : en 1804, la flotte grossit à quatre cents jonques et comprend entre 40 000 et 60 000 hommes. Cela suffit à faire trembler l’Empire chinois, qui voit d’un mauvais œil la recrudescence des attaques sur ses côtes… Ainsi que les différentes puissances européennes qui commercent avec l’Empire du Milieu.

La Veuve Noire

Un événement va changer la donne. En novembre 1807, Cheng Ier meurt brusquement (certaines sources incriminent un typhon survenu au large du Vietnam), abandonnant le commandement d’une des plus grandes flottes pirates du monde. C’est l’occasion pour son épouse — rebaptisée Ching Shih, « la veuve de Cheng » — de réaffirmer son autorité auprès de ses hommes. Les pirates ne sont pas réputés pour leur loyauté, encore moins enchantés à l’idée de recevoir leurs ordres d’une femme… Cette dernière fait donc appliquer une série de lois strictes visant à discipliner son équipage. Première règle : tout marin qui désobéira à un ordre de son supérieur aura la tête tranchée. Le même traitement sera réservé à quiconque piochera dans le trésor commun. Les pirates coupables de sévices et de viols envers des femmes captives seront également exécutés : ils devront se montrer fidèles envers leurs concubines et sanctionner leur liaison par un contrat de mariage. Quelques récalcitrants sont mis aux fers, fouettés jusqu’à l’os voire cloués au plancher de leur jonque… Histoire de montrer l’exemple.

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Sur les jonques des pirates cantonais vivent des familles entières : hommes, femmes et enfants. Shih Ching fera même construire une pagode flottante afin de galvaniser ses hommes et de s’attirer la faveur des dieux. (Source: Hong Kong Maritime Museum/Wikimedia Commons)

La piraterie cantonaise au pavillon rouge va même s’institutionnaliser : elle émet des documents permettant le libre passage des pêcheurs (moyennant le paiement d’un droit de passage), contrôle le trafic de sel au large de Canton, établit plusieurs postes côtiers faisant office de douanes… Le tout au nez et à la barbe des fonctionnaires locaux. Elle passe également des marchés pour garantir la protection de certains bâtiments en mer. C’est dire si Ching Shih, au centre de la toile stratégique, sait tirer les ficelles : voilà que la piraterie fait recette dans des activités légales !

Pourparlers ?

A ce stade, la flotte qui bat pavillon rouge est bien plus qu’un caillou dans la chaussure de l’Empire chinois. Elle intimide également les armadas portugaises et britanniques, qui comptent pourtant parmi les plus puissantes au monde ! Une coalition s’organise pour faire tomber les pirates et leur redoutable commandante. Le 18 avril 1810, les efforts des gouvernements sont récompensés, et Ching Shih part négocier l’amnistie de ses hommes auprès des fonctionnaires chinois. Ces derniers sont tant soulagés qu’ils accordent à leurs anciens ennemis des positions au sein du gouvernement et même une pension à vie. (Les pirates sont quant à eux invités à rejoindre les rangs de l’armée impériale.)

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L’affrontement titanesque entre les navires portugais et les jonques de Ching Shih, en 1809-1810, sonnera le glas de la piraterie cantonaise. (Source: Domaine public/Wikipedia)

De retour sur le plancher des vaches, Ching Shih épouse le fils adoptif de feu son époux (un rejeton de pêcheur capturé lors d’une ancienne expédition, qu’il avait pris en affection) et renoue avec l’économie souterraine des maisons de passe. Elle investit son capital dans le business florissant des bordels, du jeu et du commerce du sel. Malgré toutes ses promesses auprès des autorités chinoises, l’illégalité est toujours diablement rentable… On ne se refait pas ! Ching Shih s’éteindra finalement à Macao en 1844, la soixantaine bien sonnée — le double de l’espérance de vie de l’époque. Une longévité quasi-inespérée pour celle qui passa du statut de femme-objet dans les bordels de Canton à commandante incontestée de milliers de pirates sanguinaires.

Merci à Chloé d’avoir planté le décor de cette histoire de flibuste !


Bibliographie

  • Dian Murray, “Cheng I Sao in Fact and Fiction”, in Bandits At Sea: A Pirates Reader (2001), C. R. Pennell, New York University Press.
  • Ellen C. Caldwell, “Cheng I Sao, Female Pirate Extraordinaire”, 13/07/2017, JSTOR Daily.
  • Dian Murray, “One Woman’s Rise to Power: Cheng I’s Wife and the Pirates”, Historical Reflections / Réflexions Historiques, vol. 8, no. 3, 1981, pp. 147–161, JSTOR.