La Dernière Chevauchée des Walkyries

L’Histoire est un chemin caillouteux, pavé d’étranges coïncidences et de mystères insolubles. Parfois, ses tournants sont dus à de simples concours de circonstances. C’est le cas lors de l’Opération Valkyrie, un complot fomenté par l’armée allemande contre son propre Führer…

1943. L’Allemagne Nazie ceinture l’Europe d’une poigne de fer. Après l’invasion de la Pologne puis de la Norvège, les forces d’Hitler sont entrées en France et ont capturé, sans grande résistance, la capitale. Une fois Paris tombée, le reste du pays s’est effondré et a signé l’armistice sans demander son reste. De l’autre côté de la Manche, les divisions britanniques prennent la direction des affaires alliées, tandis que les villes sont martelées sous le feu de la Luftwaffe. Enfin, à des milliers de kilomètres du théâtre européen, la Guerre du Pacifique fait rage depuis deux ans, avec les États-Unis et le Japon se répondant au coup par coup. Mais la suprématie nazie est loin de faire l’unanimité.

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Les offensives européennes durant la Seconde Guerre Mondiale, 1943-45. (Source: San Jose via Wikimedia)

A vrai dire, au sein même de ses propres rangs, l’armée allemande est divisée. Certains prêchent de suivre la ligne de conduite du Führer, tandis que d’autres s’inquiètent de ses méthodes et de la montée en puissance des factions SS. Ainsi, la résistance au chancelier allemand naîtra de sa propre armée : l’Opération Walkyrie (Unternehmen Walküre) est entamée par quelques opposants au régime.

Il existe une procédure qui prévaut en temps de guerre, connue sous l’appellation « continuité de gouvernement ». Elle vise à garder un corps dirigeant pour opérer les affaires gouvernementales lorsqu’une urgence survient. C’est ainsi que les conspirateurs comptent prendre le pouvoir : déclencher ladite situation d’urgence afin de donner le contrôle militaire à l’Armée Territoriale de Réserve et ainsi, évincer les SS du pouvoir puis signer la paix avec les Alliés. Seul hic : en raison de leur serment d’allégeance à Hitler, les soldats ne peuvent se liguer au nouveau gouvernement si le chancelier est toujours en vie. Voilà pourquoi les conspirateurs planifient l’assassinat du Führer.

De nombreuses autres tentatives ont déjà eu lieu, sans succès. Cette fois-ci, il ne faut pas échouer : chaque minute passée amène son lot d’arrestations, de déportations et d’exécutions. « Ils exécutent les Juifs en masse, » déplore un lieutenant-colonel de la Wehrmacht. « Ces crimes ne peuvent pas continuer. » Cet officier de la Wehrmacht, la trentaine, se nomme Claus von Stauffenberg. Après plusieurs années de loyaux services, il rejoint le complot qui se monte contre le chancelier en 1943. C’est un homme d’honneur, qui sait pertinemment qu’il va à l’encontre des principes qui régissent son rang ; mais le jeu en vaut la chandelle. Il dira à un jeune conspirateur « Je commets la haute trahison avec tous les moyens mis à ma disposition… »

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Claus von Stauffenberg, jeune homme. (Source: Tinting History)

Entièrement dévoué à sa cause, von Stauffenberg optimise son plan avec le général Friedrich Olbricht, de vingt ans son aîné, et la major-général Henning von Treschow ; tous deux sont des figures majeures de la résistance allemande. Les derniers préparatifs sont peaufinés, et l’assassinat prévu pour le 20 juillet 1944, orchestré par von Stauffenberg en personne. Deux bombes seront dissimulées dans sa valise, qu’il glissera sous la table des officiers lors d’une réunion d’état-major ; puis il quittera les lieux avant que l’explosion ne se produise. Limpide.

Néanmoins, la confiance n’est pas à son plus haut au matin du 20 juillet. D’autres tentatives ont eu lieu au cours des semaines précédentes, mais toutes avortèrent – l’une, parce qu’Himmler n’y assistait pas (Himmler et Göring devaient également compter parmi les victimes pour faciliter le déploiement de Walkyrie) et la seconde parce que le chancelier, appelé hors de la pièce, quitta la réunion quelques minutes avant la détonation. Heureusement, von Stauffenberg avait pu arrêter le mécanisme à temps… Mais il n’y aurait pas de nombreuses autres occasions. Flanqué de son fidèle adjudant, Werner von Haeften, l’homme à la valise arrive dans la Tanière du Loup, le quartier général secret d’Hitler camouflé dans les bois de Prusse de l’Est (actuelle Pologne). Es gibt kein Zurück.

Dès leur arrivée, un garde les informe d’un changement de dernière minute : la réunion a été déplacée du bunker souterrain d’Hitler, où les rassemblements ont habituellement lieu, à un cabanon en raison des fortes chaleurs de l’été. Certes, ce n’était pas prévu : mais von Stauffenberg n’a pas l’intention de baisser les bras pour autant. Il se mêle aux autres officiers rassemblés devant la salle de réunion et prend une profonde inspiration.

Quelques minutes plus tard, prétextant d’utiliser la salle de bains, von Stauffenberg ouvre sa valise et en extraie les deux bombes, qu’il doit armer. C’est pour lui une mission délicate : il a reçu de graves blessures lorsqu’il opérait en Tunisie, un an plus tôt, perdant un œil, sa main droite et deux doigts de sa main gauche. Néanmoins, il réussit à activer le premier dispositif. Soudain, un garde frappe à la porte pour l’informer que la réunion est sur le point de commencer. Afin de ne pas éveiller les soupçons, von Stauffenberg préfère ne pas armer la seconde bombe, et la remet à son adjudant. Puis il se mélange à la vingtaine d’officiers rassemblés autour du Führer, et dépose sa valise sous la table, aussi près d’Hitler que possible.

« Monsieur ? » l’alpague un soldat à l’entrée de la pièce. « Un appel pour vous. » Le lieutenant-colonel respire : ceci, en revanche, était prévu. Les conspirateurs devaient lui passer un coup de téléphone afin de lui permettre de quitter la salle et d’échapper à l’explosion. Claus et Werner s’extraient en toute hâte du cabanon, puis bifurquent vers l’extérieur où leur voiture les attend : un planton posté à l’entrée du complexe ne cillera pas en les voyant écourter la réunion. Les officiers, après tout, ont parfois d’autres priorités que la diplomatie d’état-major. Ainsi les deux hommes s’échappent-il de la Tanière – ou plutôt de la gueule – du Loup, se débarrassant du second explosif dans les fourrés prussiens.

Vers une heure moins le quart, l’explosion retentit : von Stauffenberg aperçoit la déflagration. Ce qu’il n’a pas vu, en revanche, c’est qu’un officier méticuleux a déplacé la valise contenant la bombe derrière un des pieds de la table autour de laquelle l’état-major s’agglutinait. L’explosion suffit néanmoins à ce qu’il ordonne l’activation de l’opération Walkyrie. Relayé par ses contacts, le message suivant est distribué à travers les positions allemandes du pays :

« Le Führer Adolf Hitler est mort ! Une bande de chefs de parti sans scrupules a tenté d’exploiter cette situation pour trahir le front et prendre le pouvoir afin de servir ses propres intérêts. Dans cette heure de grand danger, le gouvernement du Reich a déclaré un état d’urgence militaire pour la maintenance de la loi et de l’ordre, et a dans le même temps transféré le pouvoir exécutif, ainsi que le commandement suprême de la Wehrmacht, à moi. »

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Le cabanon en ruines à la suite de l’explosion, inspecté par des officiers nazis. (Photo: Bundesarchiv via Wikipedia, CC BY-SA 3.0)

Cependant, Hitler n’est pas mort des suites de l’explosion. En fait, seules quatre personnes présentes sur place perdront la vie, la plupart des autres officiers s’en sortant avec des blessures superficielles. L’Opération Walkyrie est tuée dans l’œuf avant même d’avoir eu le temps de se dérouler : très rapidement, les nouvelles annonçant la mort du Führer sont contestées, et Hitler lui-même téléphone à ses officiers pour dissiper leurs doutes. Puis vient l’indispensable arrestation des conspirateurs…

Von Tresckow, considéré par les autorités nazies comme « l’esprit malveillant » derrière la conspiration Walkyrie, se suicide après avoir constaté l’échec de l’opération. Von Stauffenberg, von Haeften et Olbricht sont arrêtés le soir-même, puis précipités devant un peloton d’exécution improvisé à l’extérieur du Benderblock – le QG de la Wehrmacht à Berlin – faiblement éclairé par les feux d’un camion militaire. Il est minuit passé. Quand vient de tour de von Stauffenberg, son adjudant von Haeften, fidèle jusqu’au bout, se place entre lui et le peloton d’exécution, recevant les balles destinées au lieutenant-colonel. Puis ce dernier est exécuté sommairement à son tour, non sans avoir prononcé haut ses dernières paroles : « Es lebe das heilige Deutschland! » (« Longue vie à l’Allemagne sacrée »).

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Le mur extérieur de l’ancien Benderblock où l’exécution des principaux acteurs de l’opération Walkyrie a eu lieu. (Photo: Dion Hinchcliffe via Flickr)

Au cours des mois qui s’ensuivent, Hitler utilise la révolte comme prétexte pour écraser tout opposant sur son chemin. Près de 5000 personnes sont exécutées, sur 7000 arrêtées. Il faut dire que le Führer vient d’introduire le principe de « culpabilité du sang » (Sippenhaft) qui permet de considérer comme complices les familles des conspirateurs, même si ces dernières n’avaient pas participé au (voire même entendu parler du) projet Walkyrie. Et comme Hitler n’était pas passé sous la lame de la Faucheuse en ce 20 juillet, la paix attendrait plusieurs mois, couchant encore davantage de victimes sur les champs de bataille, parmi les populations civiles et dans les camps d’extermination.

A quoi tient parfois l’Histoire ? A la chaleur, qui déplaça la réunion dans le cabanon, tandis que les dommages dans un endroit fermé et souterrain comme le bunker auraient été bien plus importants ; à l’armée de terre australienne, qui donna à Claus ses blessures de guerre, le ralentissant dans ses mouvements ; à un garde très ponctuel, qui interrompit la mise à feu de la seconde bombe ; et une table trop solide, qui protégea la plupart des officiers de l’explosion. C’est à ces quelques riens que se situe la frontière entre deux scénarios historiques radicalement opposés – la guerre ou la paix.

Cette histoire n’est pas seulement un appel à la mémoire de ces héros de la résistance allemande ; elle illustre la portée des hasards et des imprévus sur le déroulement de l’Histoire. Mais comme il nous est impossible de la réécrire, honorons plutôt la mémoire de celles et ceux qui, malgré les imprévus, ont œuvré à en changer le cours.

 « Il est temps que maintenant quelque chose soit fait. Toutefois, celui qui ose faire quelque chose doit être conscient que c’est bien en tant que traître qu’il entrera dans l’Histoire allemande. Cependant, s’il s’abstient d’agir, il serait alors un traître face à sa propre conscience. » – Claus von Stauffenberg

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Claus en famille. (Source: Avvenire)

Bibliographie