Qui Était La Joconde ? L’Énigme Mona Lisa

La célébrité de La Joconde n’a pas suffi à dissiper les zones d’ombre qui l’entourent. Admirée par plus de huit millions de visiteurs chaque année, la toile de Léonard de Vinci dissimule pourtant bien des secrets… Au premier rang desquels l’identité de son occupante, la mystérieuse Mona Lisa. Anatomie du sourire le plus célèbre au monde.

Le début du XVIème siècle est une période faste pour Léonard de Vinci. Il vient de faire son grand retour à Florence, la cité où il apprit son art dans l’atelier de Verrocchio. Désormais à son compte au cœur d’une ville en effervescence, il enchaîne les commandes avec le talent éclectique qu’on lui connaît. Toiles, planches d’anatomie, sculptures, traités de sciences et de mécanique, outils et instruments de musique difformes s’étalent pêle-mêle dans son atelier. Autant d’indices de ses multiples centres d’intérêt. La Renaissance italienne bat son plein, et Léonard honore quelques commandes de prestige sous l’égide de puissants mécènes – Ludovic Sforza et Laurent de Médicis notamment. Il a livré La Cène en 1498 à un couvent de Milan, où l’œuvre a été accueillie royalement ; il travaille désormais à une commande privée. Un portrait.

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La Cène, ou le dernier repas du Christ, représente le moment précis où Jésus annonce à ses apôtres que l’un d’eux s’apprête à le trahir (Judas est le quatrième en partant de la gauche – celui qui vient de perdre l’appétit).

Anatomie d’un chef d’œuvre

C’est vraisemblablement entre 1503 et 1506 que l’artiste s’active à la réalisation de La Joconde. Il aurait reçu une commande de la part d’un marchand d’étoffes florentin, un certain Francisco del Giocondo, qui veut immortaliser le portrait de sa femme, Lisa Gherardini. Un commerçant de la classe moyenne locale aurait-il droit aux mêmes faveurs que les souverains ? D’ordinaire, ce sont plutôt les nobles qui se font tirer le portrait, mais la pratique se démocratise au XVIème siècle, notamment pour célébrer les heureux événements… Or, le deuxième enfant du couple, Andrea, est né en décembre 1502. Par ailleurs, le père de Léonard était le notaire attitré de la famille del Giocondo, ce qui expliquerait pourquoi l’artiste italien lui loue ses services. Peignant à l’huile sur un panneau en bois de peuplier, Léonard immortalise son modèle, l’égayant, dit-on, en engageant troubadours et bouffons… Une manière habile de maintenir son attention durant d’interminables séances de pose. Serait-ce là, au cœur de l’atelier bigarré du peintre, que son sourire énigmatique prend racine ?

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Du bout des doigts, Léonard perfectionne avec cette toile l’art du sfumato, technique de peinture qui troque les bordures et les contours détaillés pour un aspect flou et vaporeux.

En tout cas, Léonard a déjà trouvé comment baptiser son tableau : son modèle est surnommé La Gioconda, soit l’épouse de del Giocondo, ou plus simplement Mona Lisa (contraction de Ma donna Lisa, Madame Lisa en italien). Mais lorsque l’œuvre est enfin terminée, après plusieurs mois de labeur souvent interrompu – entre-temps, Léonard a pondu une fresque titanesque pour le Palazzo Vecchio – la commande n’est pas livrée. L’artiste ne reçoit aucun paiement en contrepartie, et il déménage de Florence avec son chef d’œuvre sous le bras. Le marchand d’étoffes serait-il mauvais payeur… ou Léonard aurait-il déjà succombé au charme de sa création ? Le mystère reste entier. En 1516, à l’invitation de François Ier, l’artiste plie bagage pour le Clos Lucé, à deux pas d’Amboise. Il continuera d’apporter quelques touches à sa toile favorite au cours de l’année suivante – acharnement perfectionniste dont attestent les couches de peinture superposées. Il s’éteint en 1519 – soulagé, sans doute, d’avoir su immortaliser le sourire fugace de la jeune Florentine.

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Chambre de Léonard de Vinci au Clos-Lucé. (Photo: Léonard de Serre via Wikipedia, CC BY-SA 3.0)

Mona en vadrouille

La vie de la toile, une fois abandonnée par son créateur, n’est pas de tout repos. Passée aux mains de François Ier, elle s’accroche aux murs de résidences royales : Fontainebleau, le Palais du Louvre, les Tuileries puis même Versailles sous Louis XIV. Cependant elle n’y reçoit qu’un accueil tiède, qui n’égale pas (encore) les chefs d’œuvre acclamés du maître italien. Il faudra attendre l’élan romantique du XIXème siècle pour que le sourire vaporeux de la Florentine n’hameçonne poètes et écrivains.

« Sphinx de beauté qui sourit si mystérieusement, [tu] sembles proposer à l’admiration des siècles une énigme qu’ils n’ont pas encore résolue, un attrait invincible ramène toujours vers toi ! »

Voilà ce qu’écrit à son sujet Théophile Gautier ; c’est le début de la consécration pour Mona, dont les copies circulent aux mains des Parisiens, alors que des artistes de renom s’amusent à la remodeler. Quelque fois, le macabre se mêle au lyrisme : ainsi un jeune artiste, Luc Maspero, se défenestre en 1852 en abandonnant une note d’adieu incriminant son amour impossible pour Mona Lisa. Cette dernière est devenue une femme fatale, et stationne désormais au Musée du Louvre, où les visiteurs font (déjà) le pied de grue pour croiser son regard.

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Mona Lisa détournée : Eugène Bataille l’imagine fumant la pipe en 1883 (Photo via Gallica) tandis que Botero l’arrondit de formes généreuses en 1978 (Photo via GalleryIntell).

Mais les secousses diplomatiques la contraignent, une fois de plus, à l’exil forcé : d’abord déportée à l’Arsenal de Brest pendant le conflit face aux Prussiens, elle est dérobée en 1911 par un vitrier italien, Vincenzo Peruggia, qui souhaite la rendre à son pays d’origine ! (Une initiative qui lui vaudra d’être accueilli en héros de l’autre côté des Alpes… et de purger plusieurs mois de prison en France.) La Joconde est ensuite déportée dans le Bordelais pendant la Première Guerre Mondiale, puis cachée sous le lit de son conservateur pendant la Seconde, notamment à Chambord, Amboise et Montal. Depuis lors, plus rien à signaler : l’œuvre a posé ses valises dans la salle la plus régulièrement bondée du Louvre… Mais ses secrets continuent d’alimenter les plus folles théories.

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Une du Petit Parisien en date du 13 décembre 1913. (Source: Gallica)

Les ombres au tableau

On doute notamment de l’identité de La Joconde : certains n’y reconnaissent pas Lisa Gherardini, mais la propre mère de l’artiste – Sigmund Freud défendait cette théorie –, ou alors son disciple aux traits androgyne, Salai, voire Léonard lui-même ! Cependant un gribouillage retrouvé en marge d’un ouvrage de Cicéron, signé par Agostino Vespucci, contemporain du génie italien, établit définitivement que Léonard travaillait sur un portrait de Lisa Gherardini dès 1503. Par ailleurs, des analyses infrarouges ont révélé en 2004 que l’occupante du portrait était à l’origine vêtue d’une robe transparente – qui disparut au fil des siècles et des couches de vernis. Or, ce vêtement couvrait à la Renaissance les femmes enceintes ou allaitantes, ce qui accrédite encore davantage la candidature de Lisa Gherardini… Pourquoi s’entêter à chercher des poux à la jeune Florentine ? Sans doute parce que le mystère de La Joconde, comme son regard qui ne quitte pas une seconde le visiteur des yeux, contribue à son immortalité.


Sources

  • Walter Isaacson, Leonardo da Vinci (2018), Simon and Schuster.
  • Alberto Angela, Le regard de la Joconde (2018), éd. Payot.
  • Diane Hales, Mona Lisa: A Life Discovered (2015), Simon and Schuster.
  • La Marche de l’Histoire n°28 (14/01–15/04/2019), Diverti Editions.
  • « Couldn’t ‘Mona Lisa’ Just Stay a Mystery? », The New York Times, 1/9/1987.