L’Histoire n’aurait-elle pas été sévère avec Marie-Antoinette ? Accablée de sobriquets vengeurs, victime de pamphlets assassins, l’épouse de Louis XVI a exacerbé la colère du peuple à l’aube d’un des plus grands tournants de notre histoire. Pourtant, une fois dissipé le filtre coloré de la glorieuse Révolution, se révèle le portrait d’une Reine aimante, parfois insouciante, mais soucieuse du sort de son peuple.
Marie-Antoinette de Habsbourg-Lorraine voit le jour en 1755 à la cour de Vienne, promise à un grand avenir. Elle a à peine 14 ans lorsqu’elle épouse le dauphin Louis, futur Louis XVI, pour souder les liens diplomatiques alliant la France et l’Autriche. Arrachée à son pays natal, elle galvanise la curiosité populaire tout au long de son trajet sur Paris. Cependant, elle prend très vite en grippe l’exigeante étiquette française. Les repas royaux, épiés par la Cour, sont interminables ; de son réveil à son coucher, la Reine est flanquée de courtisans qui lui dictent la conduite à tenir. Le manque d’attention que lui confère son mari, timide et maladroit, achève de la plonger dans un ennui profond. Son seul réconfort est celui de ses dames de compagnie, tout particulièrement de la Princesse de Lamballe, sa favorite. Avec elles, Marie-Antoinette s’invente une existence hors du cadre exigu de la monarchie.
Casser les codes
La Reine se distrait en arrangeant le mobilier à son goût, et innove par son apparence. Elle rompt avec le style classique propre à la monarchie – une garde-robe précieuse, garnie de longues traînes et de falbalas – et emprunte la toilette élégante de ses courtisanes. Rose Bertin, sa nouvelle « ministre des modes », troque les bouffantes robes à panier contre des tenues plus légères, faites de taffetas ; Marie-Antoinette, pour gagner son indépendance, revendique sa liberté de mouvement. Elle s’affranchit également du corset, et de l’impôt qui porte le même nom par la même occasion. Ses coiffures titanesques – mêlées d’étoffes et de draperies, elles atteignent parfois quatre-vingts centimètres de hauteur – font pâlir d’envie les Parisiennes.

Puis, le soir venu, Marie-Antoinette s’évade par les portes dérobées de Versailles. Quand elle ne se rend pas à un bal masqué dans Paris, incognito derrière un masque, elle gagne son jardin secret, le Petit Trianon, que Louis lui a offert en 1774. « Ici, je ne suis plus la Reine, je suis moi » affirme-t-elle en tirant la clé, sertie de 531 diamants. C’est une véritable bouffée d’air frais à l’abri des regards. Les protocoles royaux, la surveillance rapprochée dont elle fait l’objet et la compagnie de ministres rabougris lui sont devenus irrespirables.
Façonnant le domaine à son image, Marie-Antoinette y cultive ses passions : le théâtre, la botanique, mais aussi la danse et le jeu. Elle peaufine son répertoire au clavecin et à la harpe. Vêtue d’une simple robe de coton, elle joue les ingénues dans la bergerie royale où Montauciel, un mouton pionnier de l’aérospatiale, la rejoindra. La Reine est jeune, insouciante, et elle coule des jours heureux aussi loin que possible de ses obligations.

En une des revues people
Cependant, l’excentricité de Marie-Antoinette est loin de faire l’unanimité. Sa mère fustige son apparence de « comédienne ». Son propre frère lui dispense des conseils matrimoniaux, soucieux de fournir un héritier à la Couronne : le mariage ne sera consommé qu’après sept ans de vie commune. Des rumeurs enflent et circulent même entre les murs du Château de Versailles. Certains caprices, comme le jardin anglo-chinois qu’elle veut faire bâtir au Trianon, ou sa nomination d’un « Intendant des Bâtiments de la Reine » lui attirent les foudres des courtisans. Marie-Antoinette s’attache une réputation sulfureuse, et sa romance idyllique avec le comte suédois Axel de Fersen, attestée par de nombreuses lettres enflammées, n’y est pas étrangère. Bientôt, on ne parle plus que d’elle.
La province se fascine pour ce personnage haut en couleurs, autant adulé que détesté : incontestablement, la jeune Autrichienne est l’une des premières people de l’Histoire. Colportés jusqu’aux oreilles du peuple, les ragots ternissent son image ; des pamphlets empoisonnés circulent, parfois à l’initiative de certains proches qui souhaitent la voir tomber, et creusent le fossé qui sépare la royauté du Tiers-État. Le royaume est criblé de dettes, et les dépenses pharaoniques de la reine aggravent son cas. Mobilier, étoffes, robes, aménagements du Trianon et du Hameau de la Reine : dans son infinie mansuétude, Louis accepte toutes les fantaisies de son épouse, et les finance parfois de ses propres deniers. En 1775, les caisses de l’État sont vides. L’augmentation du prix du pain donne lieu à une vague d’émeutes connue sous le nom de « guerre des farines ». Le peuple meurt de faim, et le voilà croulant sous l’impôt.

La Révolution gronde
La Reine devient connue sous les sobriquets de « harpie autrichienne » ou « Madame Déficit ». On l’accuse de tromper le Roi, de transformer son domaine en « bordel royal » voire de manipuler la politique de la Cour en sa faveur. En réalité, elle pèsera très peu sur les décisions de la Couronne. Éclaboussée par la retentissante Affaire du Collier en 1784, Marie-Antoinette attise la fureur des Parisiens, et représente à leurs yeux le train de vie indécent des monarques et l’indifférence caractéristique du pouvoir. Quelques années plus tôt, pourtant, la Reine écrit à sa mère : « Voyant le peuple nous traiter aussi bien en dépit de ses propres infortunes, nous sommes plus que jamais obligés de travailler à son bonheur. » Marie-Antoinette s’est engagée dans des œuvres de charité pour les nécessiteux, les veuves d’officiers et les orphelins. Mais le contexte économique et social du royaume fera passer l’implication de la Reine pour une pitié bien condescendante. La grogne du peuple se fait de plus en plus menaçante, tandis que Louis XVI, éternel indécis, renonce à agir. L’étau sur la monarchie se resserre, comme en témoigne la cocarde des Parisiens, qui prend en sandwich la blancheur royale entre les couleurs de la capitale. Un soleil de plomb écrase Versailles. L’été 1789 sera particulièrement sanglant.

Les soulèvements populaires n’en finissent plus. La Bastille, déchirée par une foule furieuse le 14 juillet, est noyée dans un bain de sang. Les émeutiers avaient pourtant promis de laisser la vie sauve à la garde. Versailles prenant petit à petit les allures d’une prison dorée, les nobles désertent le château pour se réfugier en province ou à l’étranger. Marie-Antoinette peine à trouver le sommeil. Le tempérament de la mère de famille a repris le dessus sur celui de l’adolescente assoiffée d’indépendance. Elle est inquiète pour ses enfants, Marie-Thérèse et Louis-Charles de France, et soutient courageusement son époux dont la tête vacille déjà. Le 6 octobre, Versailles est envahi par le peuple, la garde de nouveau massacrée, et la famille royale conduite aux Tuileries. « Ils démolissent la monarchie pierre par pierre » s’inquiète Marie-Antoinette. La situation devient critique. L’Autrichienne envisage désormais de quitter Paris pour sauver sa famille, et élabore un plan avec son fidèle chevalier, Axel de Fersen. Mais la fuite ratée à Varennes, en juin 1791, scellera son sort. La Reine envisage encore son rapatriement, mais doit se rendre à l’évidence : on ne les sauvera pas. « Toute réflexion faite, je ne partirai pas : mon devoir est de mourir aux pieds du roi. »
Cheveux blancs
Un an plus tard, la famille royale est arrêtée et conduite à la Tour du Temple, où cinq siècles plus tôt, l’épopée mystérieuse des Templiers avait pris fin. Tous sont incarcérés dans des conditions extrêmement précaires – le dauphin Louis XVII y contractera une tuberculose fatale. Même derrière les murs épais de sa cellule, la barbarie aveugle du peuple atteint Marie-Antoinette : en septembre, la tête de sa favorite, Mademoiselle de Lamballe, est promenée au bout d’une pique à sa fenêtre. « Voilà comment le peuple se venge de ses tyrans, » vocifère la foule. Dans l’obscurité de sa prison, dont les murs se resserrent en tombeau, les rides de l’ancienne Reine se creusent. Sa chevelure, autrefois l’objet de mille fantaisies, a subitement blanchi. Louis, condamné à la guillotine en janvier 1793, est resté digne dans l’épreuve. « Je pardonne aux auteurs de ma mort, déclare-t-il sur l’échafaud. Je prie Dieu que mon sang ne retombe pas sur la France. » Le tour de Marie-Antoinette viendra bien assez tôt. Il lui faut survivre dans ces conditions atroces, arrachée à ses enfants, presque emmurée vivante dans la Tour du Temple, alors qu’une obscure maladie la ronge.

Survivre, encore, malgré les accusations éhontées dont elle fait l’objet lors de son procès, en octobre. Ses avocats – commis d’office – n’ont eu que quelques heures pour préparer sa défense ; qui plus est, les jurés sont tous des proches de Robespierre, acquis corps et âme à la cause révolutionnaire. Le tribunal est infâme : on accuse la « veuve Capet » d’avoir entretenu des relations incestueuses avec son propre fils. Les chefs d’accusation ne cessent de la traîner dans la boue. Elle se défend avec héroïsme et intelligence. Mais le procès est joué d’avance : la guillotine donne rendez-vous à « la poule autrichienne » le 16 octobre. Alors que ses bourreaux salivent, Marie-Antoinette, retranchée dans sa geôle, rédige sa dernière lettre : elle est adressée à sa belle-sœur, Elizabeth de France. On la devine revancharde, furieuse ; en réalité, elle est en paix avec elle-même, soucieuse avant tout du bien de la seule famille qu’il lui reste.
« Je suis calme comme on l’est quand la conscience ne reproche rien ; j’ai un profond regret d’abandonner mes pauvres enfants. […] Qu’ils pensent tous deux à ce que je n’ai cessé de leur inspirer, que les principes et l’exécution exacte de ses devoirs, sont la première base de la vie, que leur amitié et leur confiance mutuelles en feront le bonheur […]. Que mon fils n’oublie jamais les derniers mots de son père que je lui répète expressément : qu’il ne cherche jamais à venger notre mort. […] Je pardonne à tous mes ennemis le mal qu’ils m’ont fait. »
Prise de tête
Immortalisée par Jacques David lors de son trajet vers l’échafaud, Marie-Antoinette, reine brisée, fauchée dans la fleur de l’âge, se tient droite. Imperturbable. Une étrange quiétude émane de ce tableau, entre la tragédie antique et le chemin de croix. Trente mille spectateurs assistent, silencieusement, au passage du convoi qu’on jurerait funéraire. Quelques insultes : elles sont le fait de Grammont, un acteur que Robespierre a missionné pour haranguer la foule révolutionnaire. « La voilà, l’infâme Antoinette, elle est foutue mes amis ! » Comme lors de son procès, la mise en scène est soignée. Parfaire le récital d’une République exemplaire, qui s’apprête néanmoins à basculer dans la Terreur.

Les dernières paroles de Marie-Antoinette ne seront pas un appel ultime à la clémence du peuple ; elle a refusé le prêtre qu’on lui a présenté, et ne clamera pas son innocence jusqu’à son dernier souffle. D’elle-même, elle se dirige malgré ses poings liés vers l’échafaud. C’est après avoir trébuché sur le pied de son bourreau, Sanson, qu’elle se confond en excuses : « Je vous demande pardon, Monsieur, je ne l’ai pas fait exprès ». A deux pas de la mort, l’étiquette, encore et toujours, parle dans sa bouche…
Dans le tumulte de la Révolution, où les têtes couronnées ont fini par tomber, Marie-Antoinette expire aux cris de « Vive la nation ! » Certes, il y aura eu des scandales, des dépenses outrancières, et ce voile de mystère qui nourrit les plus viles calomnies ; mais l’Autrichienne aura creusé sa tombe en succombant à une crise d’adolescence. Car elle proclama son indépendance, revendiqua liberté de vêtement et de loisir, et défia les usages en vigueur à une époque où l’extravagance ne faisait pas recette. Elle s’était résolue à échapper aux protocoles de la Couronne ; elle mourut sous le même couperet que les monarques. La Reine est morte, longue vie à la Reine.
Bibliographie
- Max Gallo, Les 100 Visages de la Révolution (2009), XO Editions
- Christine Dousset, « Marie-Antoinette : la reine refusée », Les Cahiers de Framespa (2011)
- Reader’s Digest, Les Vérités de l’Histoire (2015), pp. 80-85
- Les Cahiers Rouges, Marie-Antoinette… racontée par ceux qui l’ont connue (2016), Grasset
- Charles de Saint Sauveur, « La voilà, l’infâme Antoinette », Le Parisien Histoire.