La Sale Histoire des Laveries de la Madeleine

A la fin du XVIIIe siècle apparaissent en Irlande des foyers religieux destinés à accueillir les femmes en détresse. Mais la vie des pénitentes au sein des « blanchisseries Madeleine » est entachée par les humiliations, les privations et les sévices.

Notre histoire éclate au grand jour sur le tard – après un coup de pelle. En 1992 à Dublin, les Sœurs Notre-Dame de Charité du Bon Pasteur vendent une parcelle de terrain à un promoteur : High Park, un couvent ouvert en 1831, doit être reconverti en pâté résidentiel. Sauf qu’au début des travaux, un charnier est découvert sur le domaine. Il contient les ossements de 155 femmes autrefois « incarcérées » à la laverie de la Madeleine accolée au couvent. Pire, moins de la moitié des dépouilles a pu être identifiée, les autres ayant été enterrées dans l’anonymat le plus complet.

Très médiatisée, cette macabre découverte rouvre les placards à squelettes des ordres religieux qui opéraient les Magdalene laundries. L’occasion pour tout un pays de revisiter un ancien traumatisme, enfoui juste sous la surface de sa mémoire collective.

Une initiative charitable

Le premier refuge de la sorte ouvre ses portes à Dublin en 1767, sur Leeson Street. Selon les termes de sa fondatrice, Lady Arbella Denny, il a pour vocation d’abriter les femmes « de la honte, du reproche, de la maladie, du besoin » et de leur couper la route de la prostitution ou de la mendicité, leurs voies de détresse habituelles. A l’époque, la misère gangrène les rues de le capitale, étranglée par l’industrialisation de masse, l’alcoolisme et les épidémies. Et une existence pénitente peut constituer une bonne alternative à la soupe populaire… Comme une traînée de poudre, d’autres Magdalene asylums ouvrent à Cork, Belfast, Ennis, Limerick, Wexford ou Galway au cours des décennies suivantes. Leur sainte patronne n’est autre que Marie-Madeleine, une disciple de Jésus que la tradition entretient – faussement – comme une prostituée repentante. Le message est clair : le salut est possible, même pour les oubliées de la société irlandaise.

Une fois reçues dans l’asile, les blanchisseuses se voient attribuer un nouveau nom et un uniforme. La plupart des entrantes ont entre huit et vingt-cinq ans. Si elles sont considérées par la société comme des femmes « déchues », elles viennent d’horizons très variés : orphelines, enfants illégitimes, mères infanticides, alcooliques à la dérive, femmes ayant consommé leur virginité hors des liens sacrés du mariage y sont accueillies selon un mode de vie austère et dévot, conforme aux Écritures. Sans surprise, on retrouve parmi les effectifs des couvents des prostituées, venues purger par la pénitence une vie de racolage.

RECLUSES. Le film de Peter Mullan The Magdalene Sisters (2002) retrace les conditions de vie précaires des pénitentes au sein des couvents de la Madeleine. (Photo: Archives du 7eme Art/Photo12 via AFP)

Au cours du XIXe siècle, la misère fait naturellement enfler les effectifs de la Madeleine. Si l’on y mange peu – les rations sont maigres en dehors des fêtes religieuses – au moins y mange-t-on assez pour survivre, avec un toit au-dessus de sa tête. Les résidentes peuvent également y apprendre un autre métier, passeport pour une seconde vie. La couture, le ménage, le repassage, la broderie, la préparation des repas sont les tâches quotidiennes qui leur sont assignées, à accomplir dans le silence. Fortes de cette expérience, certaines quittent le refuge après quelques mois pour servir de domestiques dans les manoirs de riches propriétaires. Bien que les mères supérieures n’encouragent guère leurs brebis à regagner le vice et la misère de la rue, on entre – et on sort – librement des couvents de la Madeleine.

Un État complice

Simples couvents à l’origine, les établissements de la Madeleine mutent au cours du XIXe siècle en laveries où l’on travaille gratuitement pour le compte d’hôpitaux, d’écoles, d’hôtels, de prisons ou d’organes gouvernementaux. Si la sueur des ouvrières n’est pas rémunérée, leur travail de couture ou de blanchisserie entraîne tout de même un profit, empoché par les ordres religieux qui les opèrent. La perspective d’une main d’œuvre gratuite et docile contribue sans aucun doute à la détérioration des conditions de vie à l’intérieur de ces établissements : à partir de 1922, le système devient punitif, quasi-pénitentiaire, avec la complicité de l’État irlandais (le pays vient d’obtenir son indépendance) qui le reconvertit en système carcéral indépendant.

Satisfait que l’on débarrasse ainsi les rues de ses maquerelles et de ses vagabondes, le jeune gouvernement ferme les yeux sur ses abus, se refusant à y livrer la moindre inspection et abandonnant leur contrôle aux ordres religieux qui les occupent. Comme la plupart des paroissiens, l’État est persuadé qu’un séjour d’expiation et de sermons culpabilisants sera salutaire pour l’âme chancelante de ces femmes… C’est ainsi que l’institution, sous un voile de silence, évolue peu à peu en camp esclavagiste. Surveillées vingt-quatre heures sur vingt-quatre, recluses derrière de hauts murs couronnés de tessons de verre, les résidentes doivent se plier à une discipline de fer. Les amitiés y sont vivement déconseillées, et des manifestations de trop forte « intimité » entre les pensionnaires justifient leur renvoi immédiat. Il leur est également interdit de parler de leur ancienne vie.

Dans l’horreur des laveries

En plus des conditions de travail éreintantes, qui les voient s’échiner du matin jusqu’au soir à coudre, laver, repasser ou porter des ballots de linge sale, elles subissent des formes cruelles de torture physique ou psychologique. Raser la tête des contrevenantes, les priver de nourriture, les isoler dans une cellule glacée ou les flageller suffisent à les ramener dans le « droit chemin ». Certains témoignages font état de sévices humiliants qui avaient cours jusqu’au milieu du XXe siècle : des enfants enroulés dans des draps souillés d’urine, une résidente forcée à manger à même le sol, une autre passant la nuit dans une pièce occupée par un cadavre…

AU SEUIL DE L’OUBLI. Entrée de la blanchisserie de St Vincent à Cork, placée sous la responsabilité des Sœurs de la Charité, qui ne fermera ses portes qu’en 1991. (Photo: WIKIBB2020 via Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0)

Si les refuges deviennent plus punitifs, les pensionnaires voient également leurs effectifs évoluer. On y conduit alors aussi bien des délinquantes que des personnes victimes de troubles psychiatriques ou des victimes de viols. Les couloirs des refuges deviennent surtout un dépotoir pour les rebuts « embarrassants » de la société. Les maîtres ayant engrossé une servante peuvent s’éviter des questions gênantes en l’envoyant en réclusion. Des parents peuvent faire de même afin de dissimuler la grossesse illégitime de leur enfant. L’inceste, la maladie mentale ou l’adultère sont prétextes à faire disparaître les victimes afin de s’épargner un scandale qui ferait jaser. Comme les témoignages ultérieurs le laisseront penser, le viol est un chemin tout tracé vers l’enfer des laveries.

Accouchant en secret entre les murs de l’asile, les mères ne peuvent s’opposer à ce qu’on leur arrache leurs enfants : mis en pension, placés à l’adoption, ils disparaissent brutalement du quotidien des pensionnaires… Et certains ne voient même pas la lumière du jour, comme l’a révélé la découverte, en 2014, de près de 800 squelettes de nouveau-nés à Tuam, dans une fosse septique située sur le site d’un ancien couvent.

« Une honte nationale »

Dans ce contexte, on imagine que nombreuses pensionnaires ont dû claquer la porte de l’établissement. Ce n’est pourtant pas le cas. Certes, il existait des barrières physiques (murs, portes closes) mais encore davantage de barrières morales. Dans un pays où la religion est le ciment de l’organisation sociale, synonyme de salut ou de damnation, difficile de se soustraire à son jugement – d‘autant que l’Église opère également hôpitaux, écoles, orphelinats et asiles et peut facilement transférer ses effectifs d’un établissement à l’autre.

Après les ravages de la Grande Famine (1845-1852) et sa cohorte d’un million de morts, l’Église a resserré son emprise sur les institutions charitables du pays. Difficile, donc, de contester sa bienveillance… De toute manière, quelle perspective restait-il aux mères illégitimes ou aux prostituées endurcies, sinon l’opprobre et la misère ? Les femmes entrées au foyer très jeunes n’en ressortent souvent que des décennies plus tard, murées dans un silence qui a été celui de leur réclusion. La culture du secret se maintient même parmi les survivantes qu’on accuse, jusqu’à nos jours, de salir par leur témoignage une institution considérée comme sacrée… Il faudra la découverte de la fosse commune de High Park, en 1993, pour que l’opinion publique irlandaise – et mondiale – soit forcée de regarder en face cet épisode lugubre de l’histoire du pays.

Au total, on estime que les laveries Madeleine ont abrité 30 000 pensionnaires au cours des XIXe et XXe siècles en Irlande. Le dernier établissement du genre, situé à Dublin sur Sean McDermott Street, ferma ses portes en 1996. Difficile d’en savoir plus : les ordres responsables de leur opération ont refusé d’ouvrir leurs archives aux chercheurs et aux historiens. Il faudra attendre 2013, soit dix ans après les exhumations du couvent de High Park, pour que l’État irlandais reconnaisse sa responsabilité dans cette « honte nationale ».

Et si le Vatican, pressé de questions, n’a pas daigné commenter l’affaire des laveries de la Madeleine, une chose est sûre : il n’en est pas sorti blanchi.

Initialement publié sur Slate.fr


Bibliographie