A une époque pas si lointaine, la corpulence était synonyme d’opulence… L’occasion pour certains clubs américains de glorifier les individus les plus ventripotents.
Des clubs de barbus ou de moustachus, de géants ou d’hommes de petite taille, de borgnes, de manchots et même d’amateurs de la chemise de nuit : les associations farfelues pullulent au XIXe siècle, particulièrement dans les pays anglo-saxons. Chacun de ces gentleman’s clubs cultive un esprit de groupe autour d’une identité singulière, parfois calquée sur des caractéristiques physiques. Sur place, dans la fumée des cigares et l’arôme du bourbon, on conclut des affaires, on débat de politique, on sécurise une dot. Parfois, même, on y échange les adresses de tailleurs XXL.
Avant d’être considéré comme un défaut, voire un vice, l’embonpoint a longtemps été valorisé car synonyme d’opulence et de santé : les individus qui pouvaient s’offrir des formes jouissaient visiblement d’un train de vie confortable, que les plus maigres leur enviaient. « Trop mince, habillez-vous d’étoffes épaisses, et qu’un large manteau flotte sur vos épaules » conseillait déjà Ovide dans L’Art d’aimer, rédigé il y a deux millénaires. Pourquoi camoufler la minceur ? Parce qu’elle signalait autrefois la maladie, la pauvreté, le chagrin. Dans l’Occident médiéval et jusqu’à la Révolution, les élites sont souvent bedonnantes : il faudra attendre le XXe siècle pour que la beauté entame sa chasse aux poignées d’amour.
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200 livres minimum
Rien de surprenant, donc, à ce que des clubs réservés aux ventrus voient le jour dans la seconde moitié du XIXe siècle. Anecdotique en Europe (une brasserie parisienne a brièvement été le siège du « Club des 100 Kilos »), la tendance galvanise surtout les États-Unis, où le tour de taille est généralement proportionnel à l’épaisseur du portefeuille. La première association du genre voit le jour à New York en 1869. En quelques années, de nombreuses autres lui emboîtent le pas : le Fat Men’s Club du Connecticut, le Jolly Fat Men’s Club de Washington, l’association des Heavyweights (« poids lourds ») de l’État de New York, le Fat Men’s Bicycle Club de Brooklyn… Tous ouvrent leurs – larges – portes aux individus les plus corpulents. Seule condition d’entrée : peser au moins 200 livres, soit 91 kilos.

A une époque où le poids masculin moyen avoisine plutôt les 70-75 kilos, les corps rebondis et les double-mentons sont rares. Une pesée préliminaire s’avère donc nécessaire avant d’admettre un nouveau membre… Généralement piochés parmi les élites politiques, juridiques et industrielles des environs, ces privilégiés profitent des réunions de l’association pour établir des partenariats d’affaires autour de festins gargantuesques. A l’occasion de l’un d’entre eux, en 1884, l’un de ces gros bonnets aurait pris 4 kilos en un seul repas !
Un jour sans faim
Mais la longévité des Fat Men’s Clubs allait être de courte durée. A partir des années 1920, les silhouettes charnues commencent à être regardées avec dédain (comme le président américain William Taft, qui pesait 150 kilos à la fin de son mandat et qu’on a caricaturé coincé dans une baignoire de la Maison-Blanche). Les canons de beauté masculins évoluent vers des formes plus athlétiques, copiées sur les sportifs en vogue ou les cow-boys qui s’incarnent dans la publicité et le cinéma. La tendance est relayée par l’afflux massif de régimes novateurs, d’appareils de fitness, de livres de cuisine diététique et de discours médicaux alarmistes qui exhortent désormais à la combustion calorique.
Mais ce changement de paradigme a-t-il porté ces fruits ? De nos jours, le poids moyen des Américains de plus de 20 ans est de 199.8 livres… soit 7 grammes en-dessous de la barre fixée cent ans plus tôt par les Fat Men’s Clubs.
Initialement publié sur Slate.fr
Bibliographie
- Mariëtte Boon, Liesbeth Van Rossum, Fat: The Secret Organ, Quercus, 2020.
- Gina Kolata, Rethinking Thin: The New Science of Weight Loss and the Myths and Realities of Dieting, Farrar, Straus and Giroux, 2007.
- Michael Gard, Darren Powell, José Tenorio (ed.), Routledge Handbook of Critical Obesity Studies, Routledge, 2022.
- Ovide, Œuvres choisies (trad. Panckoucke), Les Amours, 1858.
- Antoine de Baecque, « Années 1920. Aux Cent Kilos », L’Histoire collections n°97, octobre-décembre 2022.
- James Cave, “Fat Men’s Clubs Existed, And They Were The Ultimate Celebration Of Body Acceptance”, HuffPost, 1er avril 2016.
- Lauren Frias, “Fat men’s clubs were a status symbol in the early 20th century — and you had to meet the minimum weight requirement to be eligible for membership”, Business Insider, 7 janvier 2023.
