« La Main du Diable » : L’Affaire des Sorcières de Salem

En 1692, le paisible village de Salem, dans le Massachusetts, est empoisonné par une ténébreuse affaire de sorcellerie. En proie à la paranoïa contagieuse qui se répand dans la communauté, la justice condamne à mort dix-neuf personnes. Récit d’un huis-clos où les démons ne sont pas toujours ceux qu’on croit…

En cette fin de XVIIe siècle, le village de Salem est une bourgade de quelques centaines d’âmes située à proximité du port du même nom. La communauté puritaine qui s’y est installée quelques décennies plus tôt, chassant les Amérindiens à coup de fièvres exotiques, s’est dispersée dans ce paysage de friches. Ici et là, des fermes esseulées ponctuent le tissu de forêts d’érables ou les champs de maïs. Il faut attendre le dimanche pour rassembler les paroissiens, de confession protestante, sur le parvis de l’église. C’est là que les langues se délient… En cet hiver 1691-1692, les ragots s’attardent sur le nouveau révérend, Samuel Parris : arrivé deux ans plus tôt des Caraïbes, il a ramené dans ses valises une domestique amérindienne baptisée Tituba.

Jeux interdits

C’est cette étrangère qui sème la discorde dans la communauté. Quelques semaines plus tôt, elle a raconté à Betty, la fille du révérend, ainsi qu’à quelques-unes de ses amies qu’elle savait lire l’avenir. Intriguées, les jeunes filles l’y ont encouragée. Si bien que Tituba s’est essayée à plusieurs prédictions, devinant des formes et des visages dans un verre où elle avait cassé un œuf… Mais l’exercice, qui n’a pas d’autre ambition que de tuer le temps dans un Massachusetts morne et gelé, devient un jeu on ne peut plus sérieux pour les fillettes. En toute clandestinité, elles répètent l’exercice. Un jour, l’une des apprenties voyantes croit voir un cercueil dans sa boule de cristal improvisée : est-ce l’événement déclencheur ? Toujours est-il que Betty et d’autres camarades de jeu, terrifiées, sont prises de crises d’hystérie. Elles hurlent des obscénités, ont des spasmes musculaires et des cauchemars récurrents, murmurent dans un langage inconnu. Inquiet, le pasteur emmène sa fille chez le médecin qui livre un diagnostic dangereux : « la main du Diable est sur elle ». La fillette serait possédée.

ROUSSIES. L’affaire des sorcières de Salem voit progresser en Nouvelle-Angleterre une terreur particulièrement prégnante en Europe. On estime qu’environ 40 000 procès pour sorcellerie s’y sont tenus entre 1300 et 1850, se soldant par la mise à mort de 13 000 personnes. (Photo: Wikipedia/Domaine public)

Parris en est désormais convaincu : le Malin se terre au cœur de Salem. Nous sommes en février 1692. Les victimes « d’envoûtement » sont questionnées. Il faut rappeler que, pour les puritains, la lecture de l’avenir est un péché mortel : craignant le courroux paternel ou divin, les enfants dénoncent les pratiques magiques de Tituba. Bizarrement, elles mêlent à leurs accusations deux femmes qui vivent en marge de la communauté, Sarah Osborne et Sarah Good. La première est une recluse qui ne se rend pas à l’église ; la seconde, une mendiante qu’on entend parfois murmurer. Quant à Tituba, c’est une étrangère dont les croyances sont incertaines. D’ici à faire d’elles des adeptes de la magie noire, il n’y a qu’un pas…

L’affaire prend très vite des proportions inquiétantes. Interrogée, Tituba avoue avoir vu le Malin. « Le diable est venu me trouver, confesse-t-elle en mars, et m’a demandé de le servir. Un grand homme aux cheveux blancs, tout de noir vêtu, m’est apparu à plusieurs reprises. » Pire : la domestique se dit complice d’une cabale ourdie par plusieurs sorcières afin de fragiliser la communauté. Même si les deux autres accusées démentent les accusations, toutes trois sont jetées en prison.

Le diable est partout

L’hystérie enfle. Les accusées relaient d’autres soupçons, rallongeant la liste des suspects. Chaque individu mis en cause en dénonce à son tour, réglant ainsi des différends de voisinage, ajoutant des convulsions et des prémonitions à son récit pour le rendre plus authentique. Pendant ce temps, les fillettes, en proie à des symptômes de plus en plus violents, continuent de faire écrouer de nouveaux sorciers. Les soupçons s’écartent des marginaux et touchent bientôt des membres respectés de la communauté. L’affaire commence à s’exporter à la une des gazettes : à Boston, vingt-cinq kilomètres plus au sud, un pasteur incite ses ouailles à la prière et à la modestie. « Vous devez donc vous humilier profondément et vous asseoir dans la poussière, considérant le signe que vous a fait la main de Dieu en choisissant cet endroit, ce pauvre village, pour premier siège de la tyrannie de Satan. »

LE POIDS DES MOTS. Enregistrée le 10 mai 1692, la déposition d’Abigail Williams (11 ans), nièce du révérend Parris, contribue à conduire George Jacobs Sr. sur l’échafaud en août. Ce dernier, un vieillard de 72 ans, est accusé d’être un « épouvantable sorcier » par sa propre petite-fille ! (Photo: Wikipedia/Domaine public)

L’affaire n’est désormais plus du ressort des paroissiens. Le temps presse : Sarah Osborne est déjà morte en prison, et les crises d’hystérie des fillettes augmentent en intensité. Informé, le nouveau gouverneur du Massachusetts, William Phips, débarque à Salem en mai. Il fonde un tribunal extraordinaire chargé d’entendre les témoignages des plaignantes et de faire toute la lumière sur l’affaire… Mais la justice de l’époque est très perméable au surnaturel et au superstitieux. Dans la meeting house où se tient le procès, lorsque les fillettes se tordent de douleur en compagnie des accusés, on pense tenir des « preuves spectrales » de leur culpabilité. Elles seraient tourmentées par les spectres des coupables… La première victime de la psychose est Bridget Bishop, pendue le 10 juin. Dix-huit autres la suivront sur le gibet.

Les possédées simulent-elles leur mal ? Pas nécessairement. Sermonnées depuis le berceau de discours puritains, incitées au recueillement et à la docilité, elles ont construit leur comportement sur l’angoisse de l’Enfer et la crainte viscérale du péché. Particulièrement vulnérables, ces enfants auront subi un traumatisme qui se sera manifesté violemment par des convulsions, de la coprolalie et même des marques physiques sur leur corps. D’autres phénomènes d’hystérie collective, comme ceux observés parmi les nonnes des couvents médiévaux, révèlent qu’un cadre de vie extrêmement rigide peut engendrer ce type de comportement en guise d’exutoire…

MARQUE DU DIABLE. A l’époque, une méthode « fiable » pour épingler les sorciers repose sur la présence de la « marque du Diable » sur le corps du suspect : grain de beauté, téton supplémentaire, tache de naissance… (Tableau: T. H. Matteson, Examination of a Witch, 1853 via Wikipedia/Domaine public)

La valse des pendus

Nous sommes à l’été 1692. Les condamnations à mort se succèdent. Elles se concluent toutes au bout d’une corde à Gallows Hill – la colline de la potence. Désormais, aucun résident n’est intouchable. On a même conduit devant les tribunaux une enfant de quatre ans ! Étayant leur verdict sur la base de preuves superficielles, de folles accusations, de rumeurs ou de supposés « fantômes », les juges semblent être les premières victimes de la paranoïa contagieuse qui suinte, comme un venin, au sein de la communauté. Condamner à tour de bras semble être la seule solution pour les sortir de l’impasse, pour exorciser le mal qui se répand à Salem… Il faut attendre l’appel providentiel du clergé bostonien, et notamment du ministre puritain Increase Mather, pour les ramener à la raison. Le 3 octobre 1692, dans un texte intitulé Cas de conscience concernant les esprits maléfiques, ce dernier se prononce en défaveur des preuves spectrales : « Il apparaît préférable que dix sorcières suspectées puissent s’échapper, plutôt qu’une personne innocente soit condamnée ». Fin octobre, le tribunal est dissous et le reste des accusés libéré sans condition.

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Même si le mal s’apaise enfin, la communauté restera profondément meurtrie par les événements de 1692. Comment expliquer l’hystérie collective qui, en quelques semaines, s’est emparée de ce village sans histoires du Massachusetts ? Plusieurs hypothèses cohabitent. La première implique un véritable traumatisme psychologique qui, accablant les fillettes, a fini par empoisonner la communauté tout entière. Les symptômes avant-coureurs sont déjà là : une récente épidémie de variole, les cicatrices encore fraîches des guerres coloniales franco-anglaises, les heurts avec les tribus amérindiennes… Tous ces faits concourent à instaurer dans les consciences un climat fertile à la panique, terreau idéal des délires – surtout lorsqu’il est irrigué de ferveur religieuse. Une autre explication se base sur un empoisonnement généralisé à l’ergot de seigle, provoquant des hallucinations chez les membres infectés.

Une querelle de voisinage ?

Finalement, l’hypothèse la plus rationnelle pour justifier les chasses aux sorcières de Salem repose sur un malaise social. Depuis plusieurs années en effet, la communauté est divisée en deux blocs : la zone située à proximité du port, à l’est, s’enrichit considérablement grâce à l’afflux de richesses qui y transite. En revanche, la moitié ouest du village, majoritairement rurale, périclite : elle est habitée par des puritains pur jus qui voient d’un mauvais œil la prospérité de leurs voisins – soit parce que leur religion blâme l’ostentation, soit parce qu’ils les envient secrètement… Quoiqu’il en soit, le divorce entre les deux blocs est prononcé bien avant les événements de 1692. Dix ans plus tôt, un villageois, Jeremiah Watts, se plaignait déjà du climat de méfiance et de détestation qui se répandait dans la communauté : « Frère contre frère, voisin contre voisin, tous se querellent et se battent » observait-il.

DÉCHIRÉS. Sur cette carte de Salem, on identifie clairement un clivage géographique entre accusateurs (en rouge) et accusés (en bleu). Cette répartition, qui ne saurait être le fruit du hasard, accréditerait la thèse selon laquelle les procès furent motivés par des questions pécuniaires et de simples règlements de comptes entre villageois.

Quelques années après les procès pour sorcellerie, les langues se délient enfin. Un juge admet avoir commis des erreurs au plus fort de la psychose. En 1711, la colonie du Massachusetts reconnaît officiellement ses torts, blanchit les accusés et indemnise leurs héritiers. L’une des plaignantes, Ann Putnam, qui avait treize ans au moment des faits (et est responsable d’un tiers des accusations de sorcellerie !), déclare dix ans plus tard avoir été l’objet d’une « grande illusion satanique ». Il s’agit de la seule des accusatrices à s’être repentie : poursuivie par ce traumatisme qui la ronge, elle s’éteint précocement en 1716. Ann Putnam est officiellement la dernière victime des chasses aux sorcières de Salem.


Bibliographie

Cover picture: Salem’s Missing Piece. Image via Wikipedia/Public domain (c) Montage by The Storytellers’ Hat.