En 1632, une rumeur se répand à travers les rues de Loudun : les religieuses du couvent des Ursulines seraient possédées par le Diable… Très vite, le secret enfle en affaire d’État. Entre exorcismes, chasse aux sorcières et manipulations politiques, retour sur le mystère le plus grinçant du XVIIe siècle.
An de grâce 1632. Loudun, dans l’ouest du royaume de France, est une ville brisée. Fief huguenot, elle a subi son lot de sièges, pillages et massacres pendant les guerres de religion. Qui plus est, elle vient d’être frappée par une violente épidémie de peste, amputant sa population d’un quart… Pour se prémunir de ce qu’ils considèrent comme un châtiment divin, les habitants redoublent de prières, brandissant fébrilement leurs chapelets vers le Ciel. Le fléau s’apaise. On croit être parvenu à éloigner le Diable… On a tort.

Premiers symptômes
Dans la nuit du 21 septembre, au couvent des Ursulines de Loudun, une ombre rôde dans le cloître endormi. En effet, trois sœurs disent y avoir aperçu le fantôme du confesseur Moussaut, mort quelques mois plus tôt… Avertissement ? Mirage nocturne ? Diablerie ? Le surlendemain, les mêmes religieuses sont saisies, en pleine messe, d’atroces convulsions. On se signe : le Diable semble avoir pénétré l’esprit des Ursulines ! La panique, contagieuse, se répand. En quinze jours, la totalité des dix-sept sœurs sont hantées des mêmes démons. Toutes se laissent aller à des comportements étranges : se tordant de grimaces horribles, elles paradent à demi-nues sur les toits, blasphémant et proférant des insanités. Un témoin dit même assister, médusé, à l’utilisation peu catholique d’un crucifix…
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Les autorités religieuses doivent réagir, et vite. On ordonne des exorcismes sur les « possédées ». D’abord pratiqués dans l’intimité du couvent, rue Paquin, ils se donnent ensuite en place publique, l’affaire ayant rapidement franchi les murailles de la cité. Jusqu’à trois mille badauds s’attroupent autour de ces corps convulsés et recroquevillés, parlant des langues inconnues : on vient de loin, et même des pays voisins, pour assister à ce spectacle aussi fascinant que répugnant !

Urbain Grandier, coupable idéal
Un mois passe, mais ni les exorcismes ni les prières ne semblent résorber l’étrange phénomène. Pour attiser l’épouvante du peuple, il est grand temps de châtier un coupable. Justement, en octobre, l’une des « vierges folles » accuse Urbain Grandier, le curé de la ville, d’être l’artisan de cette diablerie.
L’homme, qui avait refusé quelques mois auparavant de devenir de confesseur de la communauté, nie toute implication. Mais il est vrai qu’il traîne une réputation sulfureuse : séducteur et rebelle, « plus porté à la galanterie qu’il n’aurait été convenable à sa profession », il aurait, paraît-il, engrossé deux Loudunaises dans sa propre église… On le dit aussi très proche des protestants, ce qui n’est pas pour plaire à la Couronne, et il s’est également opposé à la destruction des remparts de la ville par Richelieu. Bref, cerné d’ennemis, Grandier ne tarde pas à être jeté en prison…

L’affaire se poursuit tout au long de l’année 1633, attirant magistrats, diplomates, ecclésiastiques et curieux dans cette ville brusquement tirée de l’anonymat. Des documents, saisis au domicile de Grandier, se révèlent – selon les enquêteurs – être des pactes diaboliques signés de sa main ! Voilà une preuve suffisamment éloquente pour soumettre le prêtre libertin à la « question » – autrement dit, la torture. Malgré les atroces sévices qu’il subit, le père Grandier se refuse à renier son Dieu. Il est néanmoins déclaré « atteint des crimes de magie, maléfice et possession » et condamné au bûcher le 18 août 1634.
Si Urbain Grandier périt, la main serrée sur un crucifix, dans les flammes devant un parterre de six mille spectateurs, les crises des Ursulines se poursuivent. Ce n’est qu’en 1637, plus de trois ans après le procès expéditif du curé, que les sœurs sont miraculeusement purgées de leurs démons. Comment ? Mystère… Devenue une sorte de célébrité, la mère supérieure acquiert même la réputation d’une mystique, antichambre de la sainteté.

Une possession simulée ?
Dans cette affaire où le religieux se mêle au politique, au surnaturel et au psychologique, difficile de démêler le vrai du faux. L’affaire des « vierges folles » fut-elle une manifestation d’hystérie collective (à l’image des « manies dansantes » médiévales) ou une simulation savamment orchestrée ? On ne peut qu’avancer dans les ténèbres, en suppositions. Il est fort possible que, hantées par les atrocités de la peste récente, les Ursulines aient inconsciemment glissé vers cet état de folie furieuse, et condamné en conséquence le premier homme qui leur passait par la tête.
Les faits, cependant, laissent planer un doute légitime sur l’authenticité de la possession. Rappelons que la mère supérieure, Jeanne des Anges, avait très mal pris le refus de Grandier de devenir le confesseur des Ursulines ; sa personnalité, paranoïaque virant sur l’hystérique, n’arrange pas son cas. Il lui aurait été facile de dénoncer cet homme qu’elle haïssait. En outre, la reconnaissance d’une « possession diabolique » offrait à ses consœurs, bien pauvres, de toucher une pension tirée des caisses du Royaume. Sans compter les revenus substantiels que la cité pouvait tirer d’une telle publicité…

Les moines capucins de Loudun ne sont pas en reste. Craignant l’influence néfaste du curé sur ses ouailles qui risquait, par ses sympathies protestantes, de se mettre la Couronne à dos, ils auront ainsi tenté de le discréditer. Comme le fait justement remarquer Pierre Bayle en 1741, « ses ennemis […] l’accusèrent de magie, ce qui paraît assez bizarre : car s’ils le croyaient capable d’envoyer le Démon dans le corps des gens, ils devaient craindre de l’irriter […] de peur qu’il ne les fournit à une légion de Diables ».
Enfin, l’affaire aura permis à Richelieu (qui nomma l’instructeur du procès et les douze juges !), peu après l’exécution de l’encombrant curé, de raser les murailles de Loudun et d’y multiplier les conversions de huguenots… Quatre cents ans après, les faits sont là, et le mystère reste entier. Mais tout porte à croire que les seuls démons ayant jamais hanté la cité sont la colère, la jalousie ou l’ambition. A ces maux, hélas, il n’est pas d’exorcismes.
Bibliographie
- Michel de Certeau, La Possession de Loudun, Gallimard, 2016.
- Jules Michelet, La sorcière, Paris : Garnier-Flammarion, 1966.
- Michel Carmona, Les Diables de Loudun : sorcellerie et politique sous Richelieu, Fayard, 2014.
- Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, 6e édition, Tome second, Bâle : Jean-Louis Brandmuller, 1741.
- Sandrine Cabut, « Érotomanie en série chez les ursulines », Le Monde, 29 juillet 2014.