Il avait regardé le ciel et y avait vu l’infini. Giordano Bruno gardera la tête haute, pointée vers les étoiles, jusqu’à son exécution pour hérésie en 1600. Moine défroqué, penseur rebelle et martyr, ce précurseur tombé entre les griffes de l’Inquisition ne reniera jamais sa foi scientifique. Portrait d’un homme ardent.
Le 17 février 1600, sur la Piazza Navona de Rome, un homme d’une cinquantaine d’années est présenté, nu, à la foule. Derrière une épaisse barbe brune, sa langue a été clouée sur un morceau de métal, le forçant au silence. Craint-on qu’il prononce quelque maléfice à l’encontre de ses bourreaux ? Non, plutôt qu’il jette ses thèses hérétiques en pâture à la foule, se cherchant des successeurs. Car il a refusé, malgré l’insistance des accusateurs, d’abjurer sa foi scientifique… Le voilà maintenant lié sur le bûcher, les flammes léchant son corps dénudé. En quelques minutes, tout est fini. Ses cendres sont jetées dans le Tibre, faisant disparaître jusqu’à la moindre relique du prédicateur qu’était Giordano Bruno.
La révolte dans la peau
Son exécution est le point d’orgue d’un demi-siècle passé à bousculer les enseignements traditionnels. En effet, la rébellion est un art dans lequel Giordano Bruno excelle… Dès 1576, fraîchement intronisé en tant que frère dans le couvent dominicain de San Domenico Maggiore, à Naples, il en est répudié pour son goût des écrits clandestins (on découvre notamment un texte interdit d’Érasme annoté de sa main dans les latrines du monastère). C’est le début d’une vie d’errance. Savone, Turin, Venise, Padoue, Bergame, tous les carrefours culturels de l’Italie renaissante y passent : tantôt il y exerce en tant que professeur de latin, tantôt en tant que correcteur de coquilles dans l’atelier d’un imprimeur. C’est une vie de « petits boulots », presque celle d’un pèlerin, dans laquelle il tente tant bien que mal de mettre son érudition à profit. La manœuvre paye finalement hors d’Italie : Bruno enseigne brièvement à l’Université de Genève en 1579… avant d’en être chassé pour s’être attaqué à un éminent professeur dont il réfutait les thèses. La forte personnalité de l’ancien moine lui vaut bien des inimitiés : il faut dire qu’il défend bec et ongles ses propres théories, qui vont de la philosophie à la cosmologie en passant par des champs plus ésotériques ! Lui-même se dit « obstiné comme un peleur d’oignons ».

Une vie d’errance
Après la Suisse, Bruno fait escale en France. D’abord à Lyon, puis à Toulouse où il devient docteur en philosophie, enfin à Paris où il épate la galerie par ses talents mnémotechniques. C’est ici qu’il attire l’attention du roi Henri III, qui en fera son protégé. A la cour de France, enfin, Giordano Bruno peut pousser un soupir de soulagement. Il côtoie désormais les puissants, et la menace de l’excommunication s’éloigne ! Le souverain en fait l’un de ses lecteurs royaux, lui confiant une chaire d’enseignement au futur Collège de France. Ce libre-penseur en profite pour composer quelques traités sur la mémoire et la philosophie (qui ne connaîtront, du reste, qu’un succès limité) avant de repartir vers l’étranger – l’Angleterre, où il rédige ses fameux dialogues pendant qu’il donne des cours à Oxford, puis l’Allemagne et la Bohême. Ses prises de position, notamment sur le plan religieux, provoquent des étincelles : excommunié de la foi catholique en 1576, après sa fuite du couvent napolitain, il est aussi excommunié par l’Église calviniste puis par l’Église luthérienne dans les années 1580. En quelques années, Bruno s’est auto-décerné le titre rare de seul individu à s’être fait bannir des trois confessions principales !
Une pensée unique
Mais quel est, au juste, le fond de sa pensée, et pourquoi provoque-t-il, partout où il passe, l’émoi des philosophes et des théologiens ? Giordano Bruno est un continuateur des Anciens, fervent lecteur d’Averroès et de Thomas d’Aquin, mais il ne reprend pas à son compte le bagage érudit des uns ou des autres. Au gré de ses lectures, il assimile des positions tranchées, parfois contradictoires, pour se forger une vision unique et bariolée – loin des dogmes en vigueur dans l’Église catholique du XVIe siècle. C’est sur le plan astronomique que sa pensée est la plus radicale. Comme Copernic, il sait que le Soleil, et non la Terre, constitue le point central de l’Univers (théorie dite de l’héliocentrisme), autour duquel les planètes de notre système gravitent. Mais à la différence de l’astronome polonais, décédé cinq ans avant sa naissance, Bruno ne considère pas l’Univers comme une sphère finie et tapissée d’étoiles. Pour lui, l’Univers est infini, et les mondes abritant la vie sont multiples. Bruno jette les bases de cette conception révolutionnaire dans Cena de le Ceneri (« Le banquet des Cendres ») et De l’infinito universo e mondi (« De l’infini, de l’univers et des mondes »), deux dialogues rédigés en 1584.

La controverse
Ce sont d’abord ces deux œuvres qui suscitent la controverse : il y précise notamment que, selon lui, la Bible doit être suivie pour ses enseignements moraux, non pour ses considérations astronomiques… La vision chrétienne de Dieu et de la Sainte Trinité lui paraît trop étriquée, trop naïve pour contenir un monde aux dimensions infinies. « La pluralité des mondes – l’immensité infinie de l’univers – est un fascinant sujet de contemplation. Celui qui en perçoit véritablement le mystère et la grandeur est à l’abri des séductions de tout système religieux, et ne défiera pas le principe fondamental de l’univers. Il est impossible de croire que l’Esprit qui anime cette machine infinie ait pu engendrer un fils dans le corps d’une femme juive. […] Cette fable misérable au sujet du Diable, d’Ève, de l’Intercesseur, tous ces murmures puérils quant au Dieu des Juifs, sont irréconciliables avec la connaissance des astres. »
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Non content de bousculer les dogmes, Bruno tacle aussi les ignorants qui lui adressent des remontrances : « la foule des aveugles ne vaut pas un seul voyant, non plus que la foule des sots ne peut égaler un sage » écrit-il. Impassible aux sourcils qui se lèvent sur son passage, Bruno publie d’autres textes en 1585, s’attaquant durement à la morale et à l’éthique chrétiennes. Lorsqu’il rentre à Paris, en octobre 1585, le climat de tempérance et d’indulgence qui l’avait accueilli a fondu. Imprudemment, le libre-penseur s’en prend au mathématicien Fabrizio Mordente, l’un des protégés du mouvement catholique ; c’est la goutte d’eau. Désavoué, Bruno doit quitter Paris et se rendre en Allemagne, où il poursuit sa vie d’enseignant-ermite jusqu’en 1591.
Devant l’Inquisition
En août 1591, après quinze années d’errance sur les routes d’Europe, Bruno revient dans sa contrée natale. Il y a été invité par un notable vénitien, Giovanni Mocenigo, et espère sans doute que la méfiance des autorités religieuses à son égard s’est tempérée. Il va vite déchanter. La chaire de mathématiques qu’il convoite, à l’Université de Padoue, est offerte à un confrère – un certain Galilée : c’est un premier échec ! Mais le pire est à venir. Quelques mois à peine après son retour, il est dénoncé comme hérétique par l’homme qui l’avait invité à rentrer au pays. L’Inquisition vénitienne prend l’affaire très au sérieux : Bruno traîne, après tout, un sacré paquet de casseroles ! Jugé à Venise, l’ancien frère dominicain se défend courageusement, arguant notamment que la plupart de ses considérations sont d’ordre philosophique et non théologique. Il est sur le point de s’en tirer… Lorsque l’Inquisition romaine s’en mêle, exigeant son extradition. C’est une autre paire de manches : le Saint-Siège est autrement plus strict en matière de discipline religieuse que les autorités vénitiennes… Bruno est incarcéré dans les geôles du Sant’Uffizio en janvier 1593. C’est le début d’un procès-fleuve qui va durer plus de sept ans. Les enquêteurs sont d’abord chargés de démêler les traits « hérétiques » du reste de l’œuvre de Bruno – un travail colossal qui va leur prendre des années ! Ce n’est qu’en 1599 que les accusateurs parviennent à rassembler huit propositions hérétiques qui valident les chefs d’accusation retenus contre l’ancien moine. Rien ne va plus.

Le feu et les étoiles
La sentence est claire : on lui demande d’abjurer ses croyances, sous peine de passer sur le bûcher. L’accusé, fidèle à sa ténacité et à son tempérament obstiné, s’y refuse. Alors le verdict tombe comme un couperet : Giordano Bruno sera livré aux flammes… Le 8 février 1600, il est condamné à mort. Le regard haut, Bruno s’adresse une dernière fois à ses bourreaux : « peut-être votre peur d’appliquer ce jugement est-elle plus grande que la mienne de le recevoir ». Une ultime bravade, signe que ses convictions, profondément ancrées en lui, ne le quitteront plus. Hissé sur le bûcher une semaine plus tard, il entame son ascension vers les étoiles et ces mondes infinis qu’il entr’aperçut… Peut-être a-t-il encore en tête ces vers de sa main, extraits de son dialogue De l’infinito universo e mondi ? « C’est donc vers l’air que je déploie mes ailes confiantes / Ne craignant nul obstacle, ni de cristal, ni de verre, / Je fends les cieux et m’érige à l’infini / Et tandis que de ce globe je m’élève vers d’autres globes / Et pénètre au-delà par le champ éthéré / Je laisse derrière moi ce que d’autres voient de loin. »

Son héritage est difficile à estimer. Les penseurs de la Renaissance italienne ont peiné à marcher sur ses traces ou à reprendre ses écrits, sous peine de se brûler les doigts. Même Galilée, qui continuera en partie sa pensée, subira à son tour les foudres de l’Inquisition. Au fil du temps, c’est plutôt son tempérament de libre-penseur et sa figure de martyr qui lui vaudront la postérité, davantage que ses percées scientifiques ou philosophiques. En 1889, signe de sa réhabilitation progressive, une statue à l’effigie de l’ancien moine est dressée au milieu du Campo de’ Fiori romain, lieu de sa sinistre exécution. Ettore Ferrari, l’artisan qui en est l’auteur, choisit là un lieu hautement symbolique : c’est l’occasion d’offrir à Giordano Bruno le loisir d’hanter les cardinaux qui, non loin de là, siègent au Vatican…
Bibliographie
- Giordano Bruno, Un génie martyr de l’Inquisition, Albin Michel, 2021.
- Francesco Beretta, « Les enjeux d’un procès », L’Histoire, 2017.
- France Culture, « Giordano Bruno : la terre, le soleil et l’infini », La méthode scientifique, émission du 22 avril 2020.
- Dilwyn Knox, « Giordano Bruno », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Summer 2019 Edition), Edward N. Zalta (ed.)