Violet Jessop, « Mademoiselle Insubmersible »

En quarante-deux années de service en mer, il est difficile d’échapper aux incidents… Mais rien ne prédestinait Violet Jessop à réchapper à plusieurs naufrages majeurs. Son histoire, celle d’une femme ordinaire bouleversée par les événements, est celle de tout un peuple façonné par la guerre, la tragédie et l’adversité. Récit.

« Je n’aimais pas les gros bateaux… J’étais secrètement très effrayée » avoue Violet Jessop dans ses Mémoires. Qu’est-ce-qui pousse alors cette jeune fille de vingt-et-un ans sur les ponts des plus gros paquebots de l’Atlantique ? Le manque d’argent, d’abord : fille d’immigrés irlandais pauvres, aînée de neuf enfants, elle devient le soutien de famille à la mort de son père. Bien malgré elle, elle suit l’exemple maternel et s’engage dans la marine touristique en tant qu’hôtesse de bord. Elle ne le sait pas encore, mais elle s’apprête à consacrer quarante-deux années de sa vie à l’océan, soit plus de deux cents voyages.

Plongée dans le grand bain

Après plusieurs expériences plus ou moins heureuses, soumise à l’irascibilité des capitaines et à l’aigreur d’une vie en mer, forcément instable, Violet Jessop est engagée sur le luxueux Olympic en 1911. C’est le fleuron d’une compagnie britannique qui a le vent en poupe : la White Star Line fait les choux gras de la presse de l’époque avec ses prototypes bourrés de confort et d’équipement dernier cri. Seulement voilà : le 20 septembre 1911, quelques minutes après avoir levé l’ancre, le bateau percute un navire de guerre britannique, le HMS Hawke… Malgré les dommages sévères, l’Olympic fait son retour au port de Southampton sans déplorer la moindre perte. Ouf !

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La flotte de choc de la White Star Line. (Credit: HistoryASM)

Dans cette traversée écourtée précocement, Violet a tout de même eu le temps de recevoir (et de refuser poliment) une demande en mariage de la part d’un des passagers… Mais elle n’envisage sûrement pas de quitter le métier à cause de cet incident. Au contraire, une opportunité d’emploi particulièrement alléchante vient lui redonner du baume au cœur, au service d’un navire-jumeau de la White Star Line que la presse encense. « Dieu lui-même ne pourrait le couler » affirme, confiant, un membre d’équipage au journaliste qui l’interroge…

Tragédie en haute mer

C’est donc investi d’une grande confiance que l’équipage du Titanic jette l’ancre en ce 10 avril 1912. La « merveille des merveilles » a mille bouteilles de champagne en cale, et les passagers de première classe se régalent, alternant entre les visites au fumoir, les bains turcs et le café à la parisienne… Le bon temps ne va pas durer. Dans la nuit du 14 au 15 avril, le navire percute un iceberg à la dérive. Les dommages se révèlent irréversibles. Violet Jessop, à demi-endormie dans sa cabine, est réveillée en sursaut :

« J’ai été appelée sur le pont. Calmement, les passagers déambulaient autour de moi. Je me tenais près des compartiments avec les autres hôtesses, observant les femmes s’accrochant à leurs maris avant d’être réparties dans les canots avec leurs enfants. Quelques temps plus tard, un officier nous ordonna de monter en premier dans un des canots pour montrer aux autres femmes qu’ils étaient sûrs. »

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De notre envoyé spécial sur place : « Blllblblbllblllbblbl. » (Photo: London Illustrated News)

Rescapée miraculeuse, en vertu de la grande loi maritime qui proclame « les femmes et les enfants d’abord », Violet Jessop est installée à bord d’un canot de sauvetage puis descendue sur le miroir d’eau noire. Elle passe les huit heures qui s’ensuivent à grelotter sur le radeau de sauvetage, regardant « l’insubmersible » s’enfoncer dans les eaux glaciales de l’Atlantique. Le lendemain matin, elle est secourue, ainsi que 704 passagers et membres d’équipage, par le navire Carpathia dérouté pour l’occasion. La tragédie fait aussitôt les gros titres : plus de 1500 personnes ont succombé à l’accident, soit deux personnes sur trois embarquées au départ du Titanic.

La guerre est déclarée

En parallèle, le paysage géopolitique est secoué par la rivalité croissante entre Allemagne et Grande-Bretagne, chacune des puissances renforçant fortement son arsenal maritime. Depuis le début du siècle, la course à l’armement fait rage, déployant de plus en plus de cuirassés, de torpilleurs et de sous-marins dans le bassin méditerranéen. Une flotte qui se rend utile lorsqu’éclate la Première Guerre Mondiale. Violet Jessop va également changer son fusil d’épaule lorsque la guerre semble inévitable : recevant une formation-éclair d’infirmière au sein des régiments volontaires de la Croix Rouge, elle rejoint l’équipage d’un autre navire de la White Star Line, le Britannic, réquisitionné et converti en navire-hôpital.

Après le service des invités de première classe, les vapeurs du fumoir et les pourboires généreux, la carrière de Violet Jessop prend un tournant pour le moins radical. Témoin quotidienne des blessures de la guerre, la jeune femme redoute également de voir affluer ses quatre frères, récemment envoyés dans les tranchées… Mais le sort frappera ailleurs. Nous sommes en novembre 1916 dans un paysage qui, même en temps de guerre, est synonyme de ravissement. A quelques milles au large de l’île grecque de Kea, le Britannic cingle tranquillement sur les eaux de la Mer Egée… A son bord, pas un seul patient. Soudain, une explosion ébranle le navire. Le Britannic a heurté une mine sous-marine !

Violet Jessop fait partie des 126 000 volontaires de la Croix Rouge employés pendant la Première Guerre Mondiale. (Credit: Wikipedia/CC BY-SA 4.0)

L’évacuation est ordonnée immédiatement tandis que les membres d’équipage sautent à l’eau. Mais tandis que le navire sombre, son énorme hélice motorisée continue de fonctionner, déchiquetant les débris à sa portée. La vie de Violet est sur le fil du rasoir : « happée sous la quille du bateau », se souvient-elle, l’infirmière souffre d’un traumatisme crânien et croit perdre connaissance, mais elle finit par être hissée sur un canot de sauvetage. La blouse détrempée, les cheveux châtains noyant son visage, elle assiste aux dernières minutes avant que le paquebot se transforme en épave…

« La tête du bateau bascula, petit à petit, vers le fond. La machinerie du pont s’écroula dans la mer comme un jouet d’enfant. Puis le navire s’engagea dans un plongeon abyssal, la poupe s’élevant à plusieurs centaines de mètres dans les airs puis, dans un dernier rugissement, il disparut dans les profondeurs, accompagné d’un écho résonnant à travers l’eau avec une violence incomparable… »

Une retraite au soleil ?

Violet a embarqué sur chacun des paquebots de la White Star Line le jour de leur accident, ce qui pour deux d’entre eux s’est conclu par un aller simple vers les abysses. Le Britannic n’a toutefois pas coûté autant de vies que son « jumeau », faisant trente victimes sur les 1065 passagers à bord. Désormais, l’infirmière se résout-elle à entamer une nouvelle carrière sur le plancher des vaches ? Toujours pas : enfin rétablie, Violet Jessop s’engage de nouveau chez la White Star Line, puis change d’employeur au fil de l’eau. Elle passe les trois décennies suivantes sur l’océan, et aucun incident majeur n’est à déplorer. Ce qui ne lui empêche pas de recevoir un surnom passé à la postérité : Miss Unsinkable – « Mademoiselle Insubmersible ».

Finalement retraitée en 1950, Violet Jessop termine sa vie de vieille louve de mer dans le Suffolk, en Angleterre. Son histoire est un appel à la persévérance et à l’engagement, qui montre que l’on peut enchaîner les mésaventures sans se résoudre à jeter l’éponge (ou l’ancre) pour autant. Certains disent qu’elle joua de malchance pour faire l’expérience d’événements si traumatisants dès ses débuts sur l’eau ; d’autres affirment que s’en sortir vivante trois fois de suite, c’est un sacré coup de chance.


Bibliographie