Caligula, Ivan le Terrible… Ces Souverains Complètement Fous

Comme le disait Aristote, « point de génie sans un grain de folie ». La décadence mentale n’a certainement pas épargné les grands de ce monde. Certains ont sombré dans leur propre paranoïa. D’autres, succombé à la démence de leur sang. D’autres encore ont fait preuve d’une cruauté si vile qu’elle ne pouvait être que synonyme d’instabilité… Excursion sur les traces des souverains fous.

Caligula : folie consanguine

Il est né Caïus. Le futur empereur devient Caligula à cause d’une fantaisie de sa mère, qui lui fait porter depuis le plus jeune âge des caligae, les souliers des légionnaires. Caligula accède à la pourpre à vingt-cinq ans, succédant à Tibère en l’an 37. Dès le début de son règne, il tombe sévèrement malade. On craint pour sa vie. Des rumeurs enflent : une dame romaine lui aurait fait boire un philtre d’amour… Mais la vérité est autrement plus triviale : fruit de mariages consanguins, Caligula hérite de toutes les déficiences mentales de ses aïeux. L’empereur sombre très rapidement dans une paranoïa foudroyante.

FAUVES. L’un des plaisirs favoris de l’empereur : damnatio ad bestias – la condamnation aux bêtes… (Mosaïque du Musée Jamahiriya, Tripoli via Wikipedia/DP)

Suétone raconte un épisode de démence de l’empereur, se déroulant lors d’un festin. Sans raison apparente, Caligula éclate de rire. Deux voisins de table lui demandent alors la raison de sa bonne humeur ; et l’empereur, pleurant de rire, leur répond : « C’est que je songe que, d’un signe de tête, je puis vous faire égorger tous deux. » D’autres témoignages font état de la cruauté démesurée de l’empereur, envoyant des spectateurs de l’arène combattre dans la fosse aux lions ou ordonnant des décapitations pour son seul plaisir. Une anecdote souvent relevée : Caligula fait nommer son cheval au poste convoité de consul… Promotion a priori complètement farfelue, mais que l’on comprend mieux au regard de sa volonté de désacraliser les vieilles institutions romaines et de ridiculiser les sénateurs.

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Psychotique, versé dans l’inceste, les constructions dispendieuses et sa glorification (il fait couper les têtes des statues qu’il remplace par son propre visage), Caligula se retrouve peu à peu cerné d’ennemis. Il a choisi de composer sa garde de gladiateurs, tant il soupçonne la garde prétorienne de tremper dans les complots régicides. Cette méfiance ne suffira pas : victime d’une énième trahison, tradition impériale de l’époque, il est poignardé à mort en l’an 41. Fou à lier mais sans alliés.

Charles VI : tout feu tout flamme

Les parents de Charles VI sont cousins. Aurait-il donc des prédispositions génétiques à la folie ? Le début de son règne le contredit. Couronné en 1380, le roi capétien s’attribue très vite une place chère dans le cœur du peuple, ce qui lui vaut son surnom de « Bien-Aimé ».

Il ne faudra pas attendre longtemps avant de déchanter. Le 5 août 1392, le roi marche à la tête d’une unité de cavalerie, au cœur de la forêt du Mans. La chaleur est écrasante, et l’équipée engourdie, léthargique. Un vagabond fait irruption devant le monarque, et s’écrie « Ne chevauche pas plus avant, noble roi, tu es trahi ! » Le gêneur est chassé par son escorte, mais Charles VI semble bien pâle… Quelques moments plus tard, le roi dégaine son épée et l’abat sur sa garde rapprochée en hurlant : « En avant ! En avant sur ces traîtres ! Ils veulent me livrer ! » Charles élimine quatre de ses hommes avant d’être maîtrisé. Son propre frère, le duc d’Orléans, craignant pour sa vie, a décampé sans demander son reste…

MAL DU ROI. Au chevet du roi, ses médecins concluent à « un épanchement de bile noire et échauffée », et recommandent de l’exorciser à grand renfort de prières… (Illustration tirée des Chroniques de Froissart via Gallica/BnF)

Lorsqu’il reprend ses esprits, le roi n’est plus le même homme. Des épisodes de démence passagère l’accablent : il pense être composé de verre et redoute de se briser au moindre choc. Pour le détendre, son épouse Isabeau de Bavière lui organise un charivari en janvier 1393. Lors du bal, le roi ménage une surprise à son entourage : avec la complicité de cinq sujets, il se grime en « sauvage ». Visage noirci au charbon, costume de lin maculé de poix collante, sur lequel on a fixé des plumes et des poils d’étoupe… Les six « sauvages » sont méconnaissables, et l’on rit de bon cœur ! Jusqu’à ce que Louis d’Orléans, un peu éméché, approche une chandelle pour examiner les costumes… Aussitôt la poix s’enflamme et le bal vire au cauchemar. La reine s’évanouit. Les invités fuient. Une jeune courtisane de quatorze ans, la duchesse du Berry, enveloppe le roi dans ses jupes, étouffant les flammes… Un réflexe qui lui sauvera la vie.

LE ROI MET LE FEU. Panique au « Bal des Ardents ». (Illustration tirée des Chroniques de Froissart via Wikipedia/DP)

Charles VI est devenu pour de bon le « Roi Fol », dont le peuple se détourne. Les oncles reprennent la régence et n’empêchent pas la guerre civile d’embraser le royaume. Le monarque s’éteint dans l’indifférence en 1422, sans la moindre once de pouvoir. Comme le veut la tradition capétienne, sa dépouille est aussitôt plongée dans l’eau bouillante mêlée d’aromates. Ironie de l’Histoire, Charles VI clôture son règne en pot-au-feu…

Vlad l’Empaleur : la cote du pal

On connaît mieux son homologue littéraire : un certain Dracula, amateur de sang frais et de promenades au clair de Lune… Mais Vlad Tepes, prince de Valachie du XVe siècle, a des passe-temps tout aussi sinistres. Il faut dire qu’avant d’être lui-même l’artisan de mille cruautés, on lui en a infligé certaines. Contraint de payer une rançon aux gourmands Ottomans, rendus maîtres de Constantinople en 1453 et qui louchent sur les Carpates, le souverain valaque attend son heure. Son frère aîné, Mircea, a été supplicié en 1447 par le voisin hongrois – on lui a crevé les yeux avant de l’enterrer vivant… Dans ce territoire aux frontières mouvantes, animé par le commerce du Danube, il faut utiliser les grands moyens pour dissuader ses adversaires. C’est une leçon que Vlad Dracula ne tarde pas à appliquer.

De retour d’exil forcé, le prince revient en Valachie en 1456 avec de grands projets. Il commence par éliminer les boyards, ces nobles qui avaient conspiré contre son père, le contraignant à la fuite. Le dimanche de Pâques 1459, sous couvert de générosité chrétienne, Vlad Tepes les convie tous, ainsi que leurs familles, à un somptueux banquet. Mais au lieu d’être restaurés, les invités sont exécutés ou condamnés aux travaux forcés. Alerté par les mouvements de troupes qui fourmillent dans les Carpates, le sultan ottoman Mehmed II dépêche deux émissaires au palais de Dracula : ce dernier, agacé par ces étrangers qui refusent de se découvrir en sa présence, fait clouer leur turban sur leur crâne…

KILL THE MESSENGER. Les envoyés du sultan passent un mauvais quart d’heure au Palais de Dracula. (Peinture de Theodor Aman, 19e s. via Wikipedia/DP)

Le ton est donné, la guerre avec les Ottomans déclarée. Pendant plusieurs années, le territoire se déchire au gré des batailles et des escarmouches, durant lesquelles Dracula dévoile son insatiable cruauté. Au soir d’une bataille en 1462, vingt mille prisonniers de guerre sont empalés afin d’épouvanter les ennemis : on raconte même que le prince dîne au milieu des râles des suppliciés, déclarant joyeusement « Ah, avec quelle adresse et quel rythme vous vous trémoussez ! ». Le supplice du pal, dont il semble si friand, lui octroie son surnom, « l’Empaleur ». D’autres témoignages le décrivent mutilant ses propres hommes, forçant les femmes à dévorer leurs enfants rôtis…

Bien entendu, les chroniques germaine et ottomane ont tôt fait de le transformer, à des fins de propagande, en barbare sanguinaire. Mais il y a fort à parier que, s’il n’a jamais bu le sang de quiconque (certains racontent qu’il aimait en revanche y plonger ses mains), le prince Dracula en a fait couler suffisamment pour être taxé d’instabilité morbide. Est-ce un hasard si le dictateur roumain Nicolae Ceausescu le glorifiait au rang de héros national ?

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Ivan le Terrible : sévices à la russe

Son surnom lui fait aujourd’hui de l’ombre : mais lorsqu’il était maître de toutes les Russies, il était synonyme de puissance. En russe, grozny signifie d’ailleurs « terrible » au sens de « formidable », « qui inspire la terreur ». Pas de quoi le taxer de cruauté maladive… jusqu’à ce qu’on rentre dans le personnage.

Privé de parents très jeune, le jeune Ivan n’a confiance qu’en sa nourrice, Agraféna Obolenski, aussitôt déportée au couvent. Il a alors huit ans. Dans les dédales du palais moscovite où il erre comme une ombre, il est, selon l’historienne Catherine Durand-Cheynet, « confiné dans le monde tumultueux des adultes aux relents de haine et de conflits, de mort et de sang ». On le voit ouvrir le ventre d’animaux pour le plaisir. Voilà qui n’augure rien de bon…

TSAR ACADEMY. Très tôt dans son règne, Ivan IV montre des signes de déficience mentale… (Portrait par Viktor Vasnetsov, 1897 via Wikipedia/DP)

Le 16 janvier 1547, Ivan IV coiffe la Couronne de Monomaque. Une ère de réforme profonde s’engage : révision des textes de loi, création d’une armée de métier, introduction de l’imprimerie. Mais l’esprit du tsar est corrompu, rongé par une paranoïa aigüe. Il est sujet aux sautes d’humeur, irascible, intraitable. Ce qu’il lui reste de tempérance s’évanouit définitivement lorsque son épouse, Anastasia Romanovna, est empoisonnée en 1560. Les chroniqueurs craignent le pire : « une inexplicable tempête avait été vomie par les enfers pour troubler et déchirer la Russie ». En effet, en décembre 1564, de plus en plus soupçonneux, Ivan IV quitte Moscou et décide l’oprichnina. Plus qu’une partition politique, il s’agit d’un règne de terreur qui lui permet de s’approprier les terres des boyards. Quiconque ose se dresser sur son chemin, fût-il traître avéré, aristocrate comploteur ou simplement suspect, est pendu, empalé ou « décollé » à la hache. Tout est prétexte à l’élimination.

A l’hiver 1570, le massacre de Novgorod marque l’apogée de cette diplomatie sanglante. Trois mille citoyens, hommes, femmes et enfants, sont précipités dans le fleuve Volkhov ou torturés. Le tsar a définitivement perdu la raison. Dernière victime épinglée à son tableau de chasse : son propre fils, Ivan, qu’il assassine à coups de bâton ferré dans un accès de rage en 1581. La Russie bascule alors dans le périlleux « Temps des Troubles ».

FRUIT DE SES ENTAILLES. Ivan IV tient son fils dans ses bras après l’avoir tué. (Peinture par Ilya Repin, 1885 via Wikipedia/DP)

Jeanne de Castille : la maladie d’amour ?

La folie de Jeanne de Castille, que la légende noire entretient sous le sobriquet « Jeanne La Folle » (Juana La Loca), est toujours sujet âprement disputé. Ce qui est sûr, c’est qu’en tant que troisième enfant d’Isabelle de Castille et de Ferdinand II d’Aragon, ni l’un ni l’autre des royaumes ne lui sont destinés. Le destin va pourtant en décider autrement.

Dès son jeune âge, on la destine à un mariage de bonne famille, et son éducation est sévère. Sa mère, en dévote fervente, ne supporte pas que Jeanne exprime des doutes quant à ses croyances. Elle n’hésite pas à soumettre sa fille au supplice de « la cuerda » : la jeune femme est suspendue au bout d’une corde avec des poids attachés aux pieds. Ce qui n’a rien de surprenant si l’on sait qu’Isabelle de Castille a missionné la redoutable Inquisition…

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En 1496, elle épouse Philippe Ier le Beau, héritier des Habsbourg. Le plan est simple : son frère aîné Jean, « l’espoir de toute l’Espagne », doit unir les royaumes de Castille et d’Aragon, et ses sœurs vont convoler en noces avec des souverains étrangers (Portugal, Écosse, Angleterre) afin d’obtenir de puissants alliés. Seulement voilà : le frère aîné succombe de la tuberculose, la sœur aînée meurt en couches, et le fils qu’elle a mis au monde n’atteint pas son deuxième anniversaire. Voilà Jeanne de Castille en première ligne de la succession familiale dès 1502…

Mais la jeune femme vit très mal sa nouvelle situation. Désespérément amoureuse, Jeanne ne supporte pas les multiples infidélités son mari, qui déserte sa couche plusieurs jours durant. Elle prend conseil auprès d’apothicaires, lui fait ingurgiter des philtres d’amour, sans succès. On dit qu’elle passe ses nuits à sangloter et à se cogner contre les murs… Philippe la maltraite, s’en détache en la faisant « grosse » très régulièrement (elle accouche six fois en dix ans) et la fait même interner, privée de ses dames de compagnie. Sombrant dans la « mélancolie », elle reste tout de même au chevet de son époux lorsque ce dernier tombe gravement malade. Philippe passe l’arme à gauche en 1506. Inconsolable, Jeanne garde comme un chien de garde son cercueil, l’escortant fidèlement sur les sept cents kilomètres qui le destinent à son lieu d’inhumation.

VEILLÉE. Jeanne de Castille veille sur le cercueil du roi défunt. (Peinture de Francisco Pradilla exposée au Musée du Prado, Madrid via Wikipedia/DP)

Jeanne est alors considérée comme « faible », « malade » ou « indisposée ». Les murmures enflent. On flaire l’opportunité de lui rafler sa couronne. Son propre fils Charles en profite : prétextant la protéger contre sa propre démence, il la fait enfermer au convent de Santa Clara, en Castille, lui défendant le moindre visiteur. Elle y mourra en 1555, âgée de soixante-quinze ans. On lui a refusé un demi-siècle de prétentions (légitimes) aux couronnes d’Aragon et de Castille. D’où un questionnement qui taraude encore aujourd’hui les historiens : la folie de Jeanne a-t-elle été réelle, ou le prétexte bienvenu d’un coup d’État ?


Écrit en collaboration avec le magazine Histoire & Conséquences #2


BIBLIOGRAPHIE

  • Georges Bordonove, Charles VI : Le roi fol et bien-aimé, Pygmalion, 2006.
  • Anne Bernet, Histoire des gladiateurs, Tallandier, 2014.
  • Matei Cazacu, Dracula, Tallandier, 2017.
  • Raymond T. McNally, Radu Florescu, In search of Dracula: The history of Dracula and vampires, Houghton Mifflin, 1994.
  • Nicolas Brémaud, « Ivan le Terrible (1530-1584) : psychose, crimes, et destruction », L’information psychiatrique, 2013/2 (Volume 89), p. 185-192.
  • María A. Gómez, Santiago Juan-Navarro, Phyllis Zatlin, Juana of Castile: History and Myth of the Mad Queen, Bucknell University Press, 2008.
  • Michèle Escamilla, « Jeanne la Folle, une princesse presque parfaite », Historia spécial n°40, mars/avril 2018.