Au IIIème siècle avant notre ère, un roi des Balkans, Pyrrhus, met en déroute l’armée romaine au prix de terribles pertes. De cet épisode antique est née l’expression « victoire à la Pyrrhus », archétype d’un succès si coûteux qu’il est presque synonyme de défaite. Récit.
D’habitude, la victoire est annoncée à grands coups de clairon. Elle est suivie d’embrassades nourries, dans le tonnerre métallique des armures qui s’entrechoquent. Puis il y a les festivités populaires. Jules César défilait en triomphe (le mot est d’origine latine) dans Rome, exposant le butin de ses campagnes à la vue de la plèbe, accompagné d’un cortège de musiciens, de prisonniers de guerre et d’amuseurs publics. Alexandre le Grand rendait hommage aux valeureux vaincus. Nombreux sacrifiaient aux divinités guerrières pour les remercier de leur soutien. Assurément, la victoire était synonyme de rires et d’ivresse… Mais Pyrrhus Ier, roi d’Épire (actuelle Albanie), n’avait pas le cœur aux célébrations, aux discours gaillards et aux banquets.

Les morsures des Molosses
En 280 av. J.-C. s’est jouée une bataille décisive pour le sort de l’Occident. A Héraclée, en Italie, le monde gréco-latin se déchire : d’un côté la phalange macédonienne, de l’autre les garnisons romaines. Il y a là quatre-vingt mille hommes au bas mot, répartis équitablement de chaque côté de l’échiquier. Pyrrhus, stratège à l’aspect effrayant (« Pyrrhus avait bien dans les traits un air de majesté, mais plus propre à inspirer la crainte que le respect » commente Plutarque) commande ses mercenaires Molosses. Ces derniers, s’ils ne sont pas Grecs, ont été baignés dans la civilisation hellène depuis plusieurs décennies. On les dits descendre d’Achille ; leur roi lui-même a dans les veines le sang d’Alexandre le Grand.

Face aux Grecs, huit légions romaines semblent prêtes à en découdre, stationnées de l’autre côté du fleuve Siris. Les pourparlers ont échoué. Le roi d’Épire, monté sur son cheval, dissèque le champ de bataille à la recherche des faiblesses de l’adversaire. Après plusieurs heures d’un combat indécis mais redoutable (« sept fois les deux armées plièrent et reprirent l’offensive tour à tour »), Pyrrhus prend l’avantage en envoyant charger son éléphanterie. Coup de maître : les pachydermes en furie dispersent la cavalerie romaine et la repoussent de l’autre côté de la rivière.
Premier sang
Sur le champ de bataille jonché de morts se chiffre l’hécatombe : on recense entre 7 000 et 15 000 pertes du côté romain, et 5 000 chez le roi d’Épire. « Mais c’étaient les plus braves de ses amis et de ses généraux, ceux qu’il aimait le plus à employer, et en qui il se fiait le plus » déplore Plutarque. Malgré ce lourd tribut en vies, les Molosses se rapprochent de Rome et de leurs espoirs de conquête italienne. La cité tremble, armant le prolétariat pour se défendre en dernier recours. Une deuxième bataille, qui se tient à Asculum en 279 av. J.-C ., scellera le sort des belligérants.

Cette fois-ci, les Romains ont appris leur leçon, et attirent la phalange grecque sur des terrains meubles, peu favorables au déploiement de la cavalerie et de l’éléphanterie. Pyrrhus mobilise donc ses archers et ses frondeurs avant de donner l’assaut. Dans un violent fracas de métal, la phalange macédonienne hérissée de piques se heurte aux légions romaines qui se défendent vaillamment avec de courtes épées. La bataille dure jusqu’au coucher du soleil : 6 000 Romains sont abattus contre plus de 3 000 Grecs, avec de monstrueuses quantités de blessés (Pyrrhus lui-même a reçu un trait d’épieu).
Amère victoire
Lorsque le soleil se lève à nouveau sur le champ de bataille maculé de sang, un général félicite Pyrrhus pour sa victoire. Ce dernier lui répond, amer, « encore une victoire comme celle-ci et nous sommes perdus ». Pourquoi un tel défaitisme ? Selon Plutarque, « il lui en avait coûté une grande partie des forces qu’il avait amenées, tous ses amis et ses généraux, à l’exception d’un petit nombre ; il ne savait comment réparer ces pertes, et il voyait ses alliés indigènes se refroidir, tandis que le camp des Romains, comme s’ils avaient eu chez eux une source inépuisable, se remplissait tout d’un coup et abondamment. » Des légionnaires frais approvisionnaient en effet régulièrement les armées de la République — de quoi décourager les généraux les plus accomplis.

Cette demi-victoire pousse le roi Molosse à mettre les voiles pour la Sicile – il sera finalement chassé d’Italie en 275. Mais ses intentions guerrières ne s’apaisent pas. Trois ans plus tard, au siège de Sparte, Pyrrhus s’enfonce dans les rues étroites d’Argos et s’isole du reste de ses troupes. Aux prises avec un soldat ennemi, il ne remarque pas, à l’étage supérieur, une vieille dame de la cité (la propre mère du soldat avec qui il lutte) qui le cible avec une lourde tuile… Lancée depuis un toit voisin, « la tuile l’atteignit à la tête ; elle tomba sur le casque et froissa les vertèbres à la naissance du cou. » Pour faire bonne mesure, on lui coupera la tête avant qu’il ne puisse reprendre conscience. Cet épisode humiliant ne se soldera pas par une victoire à la Pyrrhus. Privée de tête, l’armée épirote se replie confusément. Les Molosses ont trouvé leurs maîtres.
Bibliographie
- Plutarque, Vies des hommes illustres (éd. 1853), traduction par Alexis Pierron, Charpentier, 2, p. 338-389.
- Jacob Abbott, History of Pyrrhus (2009), Cosimo Classics: New York.
- Graham Wylie, “Pyrrhus Πολεμιστής”, Latomus, vol. 58, no. 2, 1999, pp. 298–313. JSTOR.
- Mary R. Lefkowitz, “Pyrrhus’ Negotiations with the Romans, 280-278 B. C”, Harvard Studies in Classical Philology, vol. 64, 1959, pp. 147–177. JSTOR.
- Evan Andrews, « 5 Famous Pyrrhic Victories », History.com, 28 août 2015.
- Andrea Frediani, « Rome celebrated Julius Caesar’s military victories with triumphs », National Geographic, 10 juillet 2019.
- Jacques Perret, « Néoptolème et les Molosses », Revue des Études Anciennes, Tome 48, 1946, n°1-2. pp. 5-28.