En l’espace de deux mille ans, 266 souverains pontifes se sont succédé aux rênes du Saint-Siège. Et si certains ont marqué leur époque par leur ouverture d’esprit et leur sagesse, d’autres ont laissé dans l’Histoire une empreinte moins enviable. Au IXe siècle, l’un d’entre eux sera même envoyé au tribunal… alors qu’il est déjà mort (et enterré) depuis près d’un an.
Les Papes n’ont pas toujours eu vocation à bénir les foules et à défiler sagement en honorant les fidèles d’un vénérable salut de la main. Aujourd’hui relégués à une fonction quasi-symbolique, ils ont durant plusieurs siècles représenté le pouvoir absolu en Europe, pesant sur toutes les décisions diplomatiques du continent. Leur voix était entendue – et respectée – aux cours des rois et des princes. Ils ourdissaient des coups d’état, couronnaient les empereurs, dictaient la morale publique, et se reposaient entre-temps en envoyant quelques hérétiques au bûcher pour distraire la populace.

Il va sans dire qu’un tel pouvoir attire inévitablement les convoitises. Au rythme des nombreuses mutations que l’Église traverse au cours des âges, certains souverains pontifes sont sévèrement châtiés tandis que d’autres s’enrichissent sans vergogne. Saint Pierre, apôtre de Jésus et premier hôte du Saint-Siège, serait mort crucifié la tête à l’envers – selon la tradition, il n’aurait pas souhaité subir un châtiment identique au Christ et être en conséquence considéré comme son égal.
S’ensuit près d’un millénaire d’une papauté qui se cherche, forge ses institutions, et passe au cours du Moyen-Âge aux mains successives des Ostrogoths, des Byzantins, des Francs, au gré du jeu géopolitique de son temps. L’élection des papes devient alors une stratégie d’influence vaguement maquillée, orchestrée par les souverains pour se mettre le Saint-Siège dans la poche.
Un esprit saint dans un corps mort
Ces actes (guère catholiques) atteignent leur apogée d’invraisemblance au IXe siècle. Un érudit italien, nommé Formose, grimpe les échelons ecclésiastiques avant d’être ordonné cardinal en 864. On le dit sage et avisé, aussi le peuple de Rome le tient-il en haute estime. Excommunié puis finalement pardonné, il accède au trône de Saint Pierre en 891. Pro-Carolingien, il cherche à faire couronner le roi Franc Arnulf Ier au détriment de l’aristocratie romaine et de la puissante famille de Spolète, laquelle convoite Rome à des fins politiques. Un scandale éclate, et la situation ne cesse de s’envenimer. Au moment de la mort du pontife, en 896, la dispute n’est toujours pas résolue. Son successeur, Étienne VI, sous pression de la famille italienne outragée, ira jusqu’à déranger Formose dans son trépas en rappelant son cadavre sur le banc des accusés. Il convoque alors un surréaliste « concile cadavérique » pour trancher l’affaire…

Un spectacle macabre accueille les participants au procès. La dépouille putréfiée de Formose est exhibée sur un trône, revêtue de ses vêtements pontificaux. A côté du cadavre, un jeune diacre pétrifié est chargé de répondre aux accusations adressées au mort. Autant dire que la défense du pontife ne convainc personne. Le verdict tombe : Formose est rendu coupable de parjure et de nombreux autres crimes imaginaires. On lui arrache sa couronne et ses habits sacrés, sa papauté est annulée, son héritage réduit à néant. Ultime disgrâce : on tranche au squelette les trois doigts de la main droite, servant habituellement aux bénédictions. Il retrouve ensuite un léger sommeil de tombeau au Vatican, avant d’être exhumé à nouveau par la foule romaine. Le cadavre échoue au fond du Tibre. La foi du peuple vient de tomber à l’eau.
Les papes noirs
La déchéance de Formose marque le début de « l’âge sombre » de la papauté. De jeu de chaises musicales, l’institution se mue en théâtre macabre. Étienne VI, juge de pacotille et principal accusateur de Formose, sera d’ailleurs mis aux fers et étranglé en prison l’été suivant, des suites de son jugement qui divise l’Italie. C’est désormais l’aristocratie romaine qui prend les commandes du Saint-Siège et place ses pions dans les habits pontificaux. La fonction devient métier à risques : cinq autres Papes sont assassinés au cours du siècle suivant. Quant à Formose, dont le corps est finalement repêché sur les berges du Tibre, il regagnera le mausolée de ses prédécesseurs afin d’y glisser pour de bon dans un sommeil éternel.

Bibliographie
- Max Fisher, “When the Pope was powerful, and why that changed”, Washington Post (2013).
- John W. O’Malley, A History of the Popes: From Peter to the Present (2009).
- Joseph Cummins, History’s Great Untold Stories: Obscure Events of Lasting Importance (2006).
- Sylvain Rakotoarison, “Formose et son judgement cadavérique”, AgoraVox (2016).