Sede Vacante 1268 : Les Cardinaux Au Pain Sec et à l’Eau

Une fumée blanche, des serments latins et une porte fermée à clé : le rituel d’élection des Papes est extrêmement codifié. Il doit la plupart de ses règles minutieuses à une histoire fourmillant d’anecdotes, qui s’étend sur plus de deux millénaires… avec des tournants pour le moins inattendus. Escale à Viterbe au XIIIe siècle, où le premier conclave doit avoir lieu.

Avec 266 hommes ayant successivement poncé de leur saint séant le Trône de Pierre, force est de constater que l’Église a eu le temps de mûrir ses institutions. Au cours de son évolution troublée, elle a connu des épisodes qui ont défrayé la chronique : ainsi l’âge sombre des Papes assassinés au Xème siècle, le règne sulfureux d’Alexandre VI Borgia, la contre-révolution des antipapes, le jugement (dernier) du cadavre de Formose en 897, ou encore la légende de la Papesse Jeanne… Autant d’événements ayant contribué à l’adoption de règles strictes que les pontifes actuels se doivent de respecter à la lettre.

La papauté en chiffres

Le conclave, une étape-clé

L’une des plus célèbres d’entre elles est le rituel du conclave. Pour choisir un successeur à un Pape défunt (ou démissionnaire), on enferme les cardinaux dans une pièce – depuis le XVème siècle, c’est au cœur de la Chapelle Sixtine – pour les laisser délibérer en paix. Il faut imaginer la scène : sous la voûte lumineuse de Michel-Ange déferle une marée rouge et blanche de cardinaux, marmonnant en latin ou en italien, abandonnés à leur sort dès lors que l’interjection « Extra omnes » (« Tout le monde dehors ») est proférée. Puis on clôt les portes jusqu’à ce qu’un successeur ait été choisi, caractérisé par une fumée blanche dans le ciel du Vatican – d’où l’origine du terme « conclave » tiré du latin cum clave, « avec clef ». Mais il n’en fut pas toujours ainsi.

En 1268, le pape français Clément IV passe l’arme à gauche. On se bouscule pour lui trouver un successeur : les cardinaux sont réunis à Viterbe, commune paisible située à quatre-vingts kilomètres au nord de Rome. La tradition veut en effet que l’on élise un nouveau souverain dans la ville ou son prédécesseur est décédé. C’est donc dans le silence forcément religieux de la campagne du Latium que les débats, comme des pieds de vigne, s’enracinent. Le calme ne dure pas : cardinaux français et italiens se querellent sans cesse, et la succession piétine. Difficile de s’entendre ; à l’époque, s’emparer du Saint-Siège est un moyen privilégié d’influence géopolitique… L’infertile période de Sede Vacante se rallonge donc considérablement, et pas un nom ne parvient à réconcilier la vingtaine de cardinaux qui s’écharpe toujours à l’hiver 1269.

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Quand la papauté papote

Excédées, les autorités locales décident de muscler le jeu. Elles scellent les portes du Palais épiscopal « cum clave » en début d’année suivante : c’est un certain Ranieri Gatti, le préfet du village, qui transforme le bâtiment en cachot improvisé. On n’avance toujours pas ? Alors les religieux sont réduits au pain sec et à l’eau pour les motiver à s’entendre ! Des missives impatientes, expédiées par les puissants d’Europe, affluent pour exiger une décision rapide. On fait alors enlever le toit du Palais de Viterbe afin d’accélérer le processus. « C’est pour laisser le Saint-Esprit pénétrer directement à l’intérieur », justifient, moqueurs, les villageois.

Ce n’est toujours pas suffisant. On finit donc par renoncer à la stratégie démocratique en réduisant l’électorat à un comité per compromissum de six cardinaux, qui s’arrête sur la candidature de l’italien Teobaldo Visconti. Ce dernier gouvernera le Saint-Siège sous le nom de Grégoire X. Ouf ! Lorsqu’il fait son entrée dans la ville en février 1272, de retour des Croisades, s’étonne-t-il de découvrir la résidence papale décapitée ? A moins que les cardinaux, menaçants, n’aient déjà fait remplacer la toiture du bâtiment que l’on surnomme Palatio discooperto, « le palais découvert ». Avant les papes qui les habitent, ce sont leurs palais qui perdent la tête…

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Conclave (2018), de Robert Harris. (Photo: The Barnes & Noble Review)

Interminable Sede Vacante ! Il aura fallu deux ans et neuf mois pour trouver un successeur à Clément IV. Une patience qui ne réussit pas à tout le monde : deux cardinaux ayant participé aux votes sont morts avant la fin du scrutin. Pour prévenir toute récidive, les autorités ecclésiastiques démocratisent la pratique du conclave, entérinée par Grégoire X dans la bulle Ubi periculum en 1274. Même si certains contourneront cette obligation dans les décennies suivantes, elle finira par s’imposer jusqu’à devenir une pratique incontournable de l’élection papale aujourd’hui. Reste à espérer que l’amputation de palais papal ne se pratique plus : déraciner les fresques de Michel-Ange serait une hérésie.


Merci à Michel pour cette idée d’article saugrenue et fascinante !


Bibliographie

  • Frederic J. Baumgartner, Behind Locked Doors: A History of the Papal Elections (2003), Palgrave MacMillan.
  • Greg Tobin, Selecting the Pope: Uncovering the Mysteries of Papal Elections (2009), Sterling Publishing Company, Inc.
  • John Paul Adams, « Sede Vacante », 7/29/2014, CSUN.
  • The Guardian, « Every Pope ever: the full list », 2013, DATABLOG.