L’Île de la Peste / Poveglia, Italie

La lagune de Venise constitue sans aucun doute l’un des endroits les plus majestueux d’Europe. Une centaine d’îles y paresse, figée dans une beauté intemporelle, enjambée par près de quatre cents ponts. Un rêve partagé par près de 60 000 visiteurs chaque jour ! Mais en y regardant de plus près, l’observateur aventureux remarquera une île qui ne tient pas vraiment de la carte postale…

A environ deux cents mètres au large de la plage de Lido, on distingue les fondations d’un fort octogonal en ruines. Plus loin, le clocher d’une église redresse sa tête au milieu de plusieurs bâtiments grignotés par la végétation. Une certaine désolation émane de cette terre sans vie, dépourvue de lumières et de circulation. Seul le silence habite encore Poveglia.

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Poveglia aujourd’hui. (Photo via Mysterious Facts)

Il n’en fut pas toujours ainsi. Si l’île accueille ses premiers citoyens dès le Vème siècle, il faut attendre l’avènement de la République de Venise pour qu’on lui trouve une véritable fonction  en l’occurrence, militaire. A la Renaissance, le Doge la transforme en effet en bastion défensif afin de garder l’entrée de la lagune des convoitises étrangères : les relations avec la République Génoise voisine ont toujours été tendues, et par ailleurs, la Guerre de Crête qui vient d’éclater précipite les Ottomans aux portes de la cité.

Cinq forts sont donc bâtis, cerclés d’épais remparts, sur des plateformes octogonales artificielles réparties sur le pourtour de Poveglia. Mais tandis que les tensions diplomatiques s’apaisent, la domination de Venise dans les affaires internationales s’érode. La Cité des Masques perd petit à petit son statut de carrefour des échanges mondiaux au profit du Portugal. Comble du malheur, la Peste Noire qui ravage l’Europe au début du XVIIème siècle fait un carnage dans la cité : un Vénitien sur trois succombe à la maladie entre 1629 et 1631.

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Cette époque marque également la naissance du « médecin de peste » tel qu’on le représente aujourd’hui : chapeau à bords plats, long manteau noir, gants et bottes solidement fermés et masque en forme de bec dans lequel on plaçait une substance aromatique (lavande, épices, camphre…) car on pensait à l’époque que le virus se transmettait par les odeurs.

Pour faire face, Poveglia passe immédiatement aux mains du Bureau de Santé Publique (Magistrato alla Sanità) local, et devient un foyer de mise en quarantaine des malades. Mais à la fin du siècle, alors que l’épidémie déferle sur Londres, Séville et Vienne, la cité italienne subit quelques rechutes. En 1793, deux bateaux contaminés font escale à Poveglia et leurs occupants sont transférés à l’hôpital insulaire. L’ancienne église San Vitale, vestige du XIIème siècle, est rasée : seul son clocher amputé survit, pour être aussitôt converti en phare. L’île est désormais la proie aux hurlements plaintifs et aux traitements médicaux aléatoires qui caractérisent cette époque troublée.

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La mise en quarantaine est d’ailleurs une invention vénitienne, qui stipule que les voyageurs infectés (ou susceptibles de l’être) doivent séjourner à l’écart pendant quarante jours (quaranta giorni) avant de pouvoir reprendre leur voyage. Cette mesure a été instaurée au plus fort de la Peste Noire (1348-1359), quand l’épidémie élimina 30% de la population européenne. (Photo via Windsong)

Sur les routes insulaires, les cadavres pleuvent. On les empile sans ménagement, « comme des lasagnes » (le savoir-faire italien a la vie dure) dans des fosses communes creusées à la hâte. On estime qu’entre cent et cent soixante mille cadavres couverts de bubons sont brûlés à Poveglia – certains soutiennent que 50% de son sol seraient composés de poussières de pestiférés.

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Mais le destin tragique de l’île ne s’arrête pas lorsque l’épidémie s’estompe enfin : en 1922, alors qu’elle a cessé d’être un foyer de quarantaine depuis plus d’un siècle, Poveglia reprend du service en convertissant un vieil entrepôt en asile psychiatrique. Barreaux rouillés aux fenêtres et cadres de lits en pagaille dispersés entre les pièces attestent aujourd’hui du rôle « médical » du complexe, dont on dit qu’il accueillit homosexuels, sujets aux troubles bipolaires, déments et schizophrènes. Une sombre rumeur retient que le docteur qui y officiait, hanté par le passé morbide de Poveglia, se suicida en se jetant du haut du phare…

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L’hôpital de Poveglia aujourd’hui. (Photo: Chris 73 via Wikimedia Commons, CC BY-SA 3.0)

En 1968, lorsque l’hôpital ferme définitivement ses portes, Poveglia redevient déserte. Les vignes tenaces ont depuis ceinturé solidement les structures insulaires, laissant aux éléments le soin de ronger leurs fondations. Dans la poussière de l’île, qu’on dit mêlée de cendres humaines, se décomposent livres en italien, scalpels rouillés et poutres gonflées d’humidité.

Malgré les histoires douteuses qui circulent dans la lagune à son sujet, nul esprit malveillant n’erre sur le domaine. Un seul fantôme hante encore Poveglia : celui de la gloire vénitienne perdue, ternie par la maladie et les soubresauts du monde.


Bibliographie

  • Joshua Foer, Dylan Thuras & Ella Morton, Atlas Obscura : A La Découverte des Merveilles Cachées du Monde, 2016, éd. Marabout, p.68.
  • « Black Death », Encyclopaedia Britannica.
  • Ferdinand Freiherr von Geramb, A pilgrimage to Palestine, Egypt and Syria, 1840.
  • Ransom Riggs, « The Happy, Haunted Island of Poveglia », Mental Floss, 14 mai 2014.