Engagé dans la course à l’arme ultime, le Troisième Reich a très tôt compris l’importance de sécuriser les stocks de combustible nécessaires à son programme atomique. Heureusement, une poignée de saboteurs norvégiens a évité le pire au cours de la « bataille de l’eau lourde ».
Les grimpeurs chaussent leurs crampons. A quelques kilomètres de l’ancienne centrale hydroélectrique de Vemork, au sud de la Norvège, se dresse un spot très prisé des alpinistes. Entre novembre et mars, plusieurs petits groupes s’y massent dans un enchevêtrement confus d’hommes, de harnais et de casques en Kevlar. C’est là, au pied du mur de glace, que l’on prend le temps de s’hydrater, de vérifier ses mousquetons, d’affûter ses broches à glace. Rien ne doit être laissé au hasard quand on entreprend l’ascension de Sabotørfossen, une cascade cristallisée de 150 mètres de haut ! Malgré leur niveau de préparation, toutefois, peu de glaciéristes connaissent l’origine de son nom, que signifie littéralement « cascade des saboteurs » : c’est par là que des résistants norvégiens se seraient enfui après avoir, durant l’hiver 1942-1943, détruit les installations de l’usine voisine, alors aux mains des nazis.
A quelques encablures du mur de glace se tient l’ancienne centrale hydroélectrique de Vemork, aujourd’hui reconvertie en musée. Sept étages de béton froid encadrés d’un côté par les montagnes, de l’autre par un ravin. C’est en cet endroit reculé, perdu dans les forêts de pins et de bouleaux, que l’on commence en 1934 à produire un composé chimique qui va changer la face du monde : l’oxyde de deutérium ou « eau lourde ». Servant à modérer le processus de fission nucléaire, cet élément permet de convertir l’uranium en plutonium de qualité militaire. C’est donc un ingrédient essentiel au développement de… la bombe atomique. Les savants français, Frédéric Joliot en tête, en mesurent rapidement l’importance stratégique. Le 4 mai 1939, le physicien a déposé un brevet sur le « perfectionnement aux charges explosives » en lien avec ses travaux sur la radioactivité. Son invention, classée secret défense, pourrait servir « pour des travaux de mine et pour des travaux publics, mais encore pour la constitution d’engins de guerre » précise-t-il.

Joliot sait pertinemment que les scientifiques allemands, avec lesquels il correspond régulièrement, sont parvenus aux mêmes conclusions. « Le pays qui le premier fera usage de l’explosif nucléaire possèdera un avantage insurmontable sur les autres » a écrit l’atomicien allemand Paul Harteck à son Ministre de l’armement. Raison pour laquelle, en février 1940, le président du Conseil Édouard Daladier ordonne de sécuriser le stock d’eau lourde produit par Norsk Hydro – une entreprise norvégienne, mais détenue en majorité par des capitaux français – à la centrale de Vemork.
Compte à rebours
Il faut faire vite. Enlisé dans la « drôle de guerre », le renseignement tricolore sait que l’ennemi convoite également les vingt-six bidons d’eau lourde enfermés dans les sous-sols de la centrale. Les Allemands ont établi leur programme de recherche atomique, l’Uranverein, dès avril 1939, et la majorité des mines d’uranium sont sous leur contrôle. Ils louchent désormais sur la seule centrale de la planète qui produit de l’eau lourde – celle de Vemork, enchâssée sur le plateau montagneux d’Hardangervidda. Ont-ils déjà en tête le projet de concevoir une arme superpuissante ? Le 19 septembre, deux semaines après l’ouverture des hostilités, Adolf Hitler a prononcé à Dantzig cette phrase alarmante : « le moment pourrait bientôt venir où nous utiliserons une arme qui n’est pas encore connue et contre laquelle aucune défense ne sera possible ». Craignant d’être distancés dans la course à la bombe, les Alliés ne laissent rien au hasard.
Francophile, le directeur de la centrale de Vemork accepte de confier à la France la totalité du stock d’eau lourde, à hauteur de 185 kilos, ce qui représente à l’époque l’intégralité des réserves planétaire. Dans le plus grand secret, les agents français rapatrient en avril 1940 les bidons contenant le « produit Z » vers Oslo, puis Perth (en Écosse) avant de regagner Paris. C’était moins une : quelques semaines plus tard, la Wehrmacht envahit la Norvège et prend possession de ses installations stratégiques. Après la percée des Ardennes, l’eau lourde est transférée dans une cellule de la prison de Riom, en Auvergne, puis transportée à Bordeaux d’où elle devra rejoindre l’Angleterre à bord d’un charbonnier britannique. Le SS Broompark quitte l’estuaire de la Gironde le 19 juin, avec à son bord les atomiciens Hans Halban et Lew Kowarski – deux collègues de Frédéric Joliot – munis d’un ordre de mission leur intimant de poursuivre leurs recherches en Angleterre. Cela marque la première coopération atomique internationale de l’histoire.
Nom de code : Gunnerside
La première « bataille de l’eau lourde » a tourné en faveur des Alliés, cependant le combat est loin d’être terminé. Les nazis ont pris possession de la centrale hydroélectrique de Vemork, et consacrent désormais tous leurs efforts à en augmenter le rendement à 100 kilos par mois. A ce rythme, il ne leur faudra pas longtemps pour obtenir le carburant nécessaire afin de relancer leur programme atomique. Informé par un employé de l’usine, qui lui communique également plans et photographies du site, le renseignement britannique prépare une opération ultrasecrète afin de mettre l’usine de Vemork à l’arrêt. En octobre 1942, un groupe de reconnaissance de quatre saboteurs norvégiens atteint le plateau d’Hardangervidda, à 1200 mètres d’altitude, où des parachutistes britanniques doivent les rejoindre. Mais la seconde mission, en novembre, échoue lamentablement : les planeurs britanniques s’écrasent et leurs occupants sont tués sur le coup ou capturés – puis exécutés – par la Gestapo. Démoralisés, les quatre membres de l’escouade initiale se terrent au fond d’une cabine de chasse et survivent à l’hiver en avalant de la mousse bouillie et de la viande de renne.

En février 1943, enfin, une nouvelle opportunité de sabotage se présente : parachutés à cinq jours de marche, six agents norvégiens viennent augmenter le petit groupe resté sur place. Mais comment s’introduire dans la centrale ? Depuis l’attentat raté de novembre 1942, la Wehrmacht a sécurisé le complexe, truffé les alentours de mines et doublé les patrouilles. Elle croit cependant cette « forteresse naturelle » inaccessible autrement que par le pont principal. Misant sur cette négligence, l’escouade entreprend de franchir la montagne qui encadre le site. Au prix de grands efforts, les saboteurs parviennent à infiltrer l’usine par le sous-sol, puis répartissent les charges explosives sur les chambres d’électrolyse qui produisent l’eau lourde. En quittant les lieux, ils abandonnent volontairement un pistolet-mitrailleur Thompson, de facture américaine ; la preuve d’une opération alliée devrait limiter les risques de représailles sur la population locale.
Peu après, une explosion retentit, fendant l’air froid du glacier. Comme le constateront les machinistes, la chambre d’électrolyse a été entièrement détruite : « ce fut le coup le plus splendide de la guerre » soupirera le général Falkenhorst, commandant des forces allemandes en Norvège, en constatant l’ampleur des dégâts. Mieux encore, aucun des membres de l’équipée n’aura à croquer sa capsule de cyanure. Certains gagneront la Suède à skis au terme d’un périple de 300 kilomètres, d’autres rejoindront l’Angleterre, d’autres encore s’évanouiront dans les montagnes.

Épilogue
Pour empêcher le programme atomique nazi de renaître de ses cendres, 140 bombardiers américains pilonnent le complexe en novembre, à la demande expresse de Leslie Groves, pilote du projet Manhattan. Ultime coup d’éclat, la résistance norvégienne parvient à couler, en février 1944, un ferry qui rapatriait en catastrophe quelques bidons d’eau lourde produite à Vemork. Cette fois-ci, plus rien ne sauvera le programme atomique du Reich : les Américains feront la première démonstration de la bombe avec l’essai Trinity du 16 juillet 1945, surclassant toute concurrence.
Une question demeure : les Allemands étaient-ils proches du but ? Non, affirment les historiens : les atomiciens de l’Uranverein, semble-t-il, manquaient cruellement de moyens. Hitler avait priorisé le développement des missiles à longue portée V1 et V2. A partir de juin 1942, sur décision du ministre de l’armement Albert Speer, les physico-chimistes du Reich se sont rabattus sur la construction d’un réacteur nucléaire modéré à l’eau lourde… Lequel, faute de combustible et de ressources suffisantes, n’aboutira jamais. « Ils ont cinquante ans d’avance sur nous » déclarera le chimiste nucléaire Otto Hahn, détenu par les services secrets britanniques, après avoir entendu l’annonce du bombardement d’Hiroshima.
Initialement publié sur Slate.fr
Bibliographie
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