Faisant campagne contre la « discrimination urinaire », les ladies du XIXe siècle ont dû se battre afin d’obtenir le droit d’aller au petit coin. Récit d’une croisade méconnue en marge de l’épopée suffragiste.
Aujourd’hui, on trouve des toilettes dans la plupart des magasins, restaurants, stations de métro, cafés et autres bâtiments accessibles au public. Si vous êtes loin de chez vous, il vous suffira généralement de quelques minutes pour vous soulager en toute tranquillité. Enfin, si vous êtes un homme. Car les femmes peuvent s’attarder longtemps dans les files d’attente serpentant devant les toilettes qui leur sont réservées… Un phénomène qui n’est pas dû à une inaptitude chronique des femmes à faire leurs besoins rapidement, mais à une planification délibérée faite par des messieurs deux siècles plus tôt.
Revenez en 1820, et vous trouverez les espaces aujourd’hui estampillés WC occupés par des potagers, des placards, voire rien du tout. En Occident, jusqu’au milieu du XIXe siècle, les toilettes domestiques sont extérieures – il s’agit généralement d’une petite hutte abritant un banc muni d’un trou, que le gadouard vient purger à la nuit tombée. Même si certains prototypes de toilettes à chasses d’eau colonisent bientôt les résidences des plus aisées, jusqu’au milieu du XIXe siècle, de nombreux individus continuent d’utiliser ces commodités, voire le fidèle pot de chambre… D’autant que l’accès à l’eau potable n’est pas assuré ! Ces problèmes deviennent particulièrement préoccupants dans les quartiers surpeuplés des grandes cités industrielles, où les résidents d’une rue entière doivent se partager le même petit coin. Il faut attendre les grands travaux sanitaires de la seconde moitié du siècle, ordonnés par les pouvoirs publics suite aux épidémies de choléra des années 1830, pour voir les villes moderniser leur tuyauterie. En Angleterre, cela se concrétise par le Public Health Act de 1848 qui permet de raccorder les maisons au tout-à-l’égout.

La foire du trône
Petit à petit, des toilettes plus hygiéniques se déplacent à l’intérieur des bâtiments, et le fait de se soulager devient un geste privé à effectuer loin des regards inopportuns. Restaurants, bars, cafés et parcs se dotent bientôt de cabinets accessibles au public. Problème : leur usage est réservé aux hommes… Après tout, la femme étant confinée au territoire domestique, pourquoi lui attribuer certaines portions de l’espace public ? En outre, les architectes de ces bâtiments étant eux-mêmes des hommes, ils préfèrent généralement économiser de l’espace en installant une rangée d’urinoirs plutôt que des cabines de toilettes. Pour combattre cette discrimination sanitaire (on parle de urinary leash, littéralement « laisse urinaire »), des associations féministes et hygiénistes britanniques du XIXe siècle montent au créneau. C’est le cas de la Ladies Sanitary Association, fondée en 1857, qui met en place une campagne virulente à grand renfort de pamphlets, de lectures publiques et de manifestations. L’objectif : convertir le plus possible de lieux publics à travers la Grande-Bretagne en toilettes pour dames, et ainsi rétablir la parité des vessies.
Sans surprise, leur combat bute sur l’hostilité des hommes. Il faut d’abord les convaincre que les besoins naturels des femmes sont aussi pressants que les leurs (voire plus, notamment en cas de grossesse). Des médecins sont appelés à témoigner : « il est vrai que par l’exercice de la volonté nous pouvons contrôler pendant un certain temps les ouvertures musculaires qui servent d’entrées et de sorties au corps », observe l’un d’eux. Toutefois, « une telle résistance […] trop fréquemment imposée aux femmes, si elle est habituellement pratiquée, sera sûrement suivie de résultats préjudiciables. » Et pourtant, la discrimination reste de mise : en 1895 à Londres, on dénombre 173 urinoirs publics contre seulement 95 cabines de toilettes, dont 5 réservées exclusivement aux dames… et accessibles cinq heures par jour.

Pourquoi la parité est-elle si difficile à conquérir ? Non seulement parce que l’irruption des fonctions corporelles féminines dans l’espace public est jugée indécente à une époque prude et puritaine, mais aussi parce que ce mouvement serait synonyme, pour les hommes, d’un brusque renversement des mœurs. Au XIXe siècle en Angleterre, comme partout en Occident, l’espace public est réservé aux hommes. Ainsi, pour éviter de contester cette suprématie, on prétend que la localisation des toilettes pour dames n’est pas commode. En 1898, des chauffeurs hippomobiles percutent délibérément la cabine toute neuve érigée sur Camden High pour prouver qu’elle n’est pas bien située. Et lorsqu’en 1900, des commodités pour dames sont installées à un carrefour très passant de Londres, des voix – masculines – s’élèvent contre cette « abomination » qu’on assimile à un repaire de prostituées…
Un petit coin de paradis
De nombreuses années seront nécessaires pour que le combat de ces associations porte ses fruits. Dans les années 1900-1920, des cabines de toilettes pour dames commencent enfin à apparaître dans les théâtres, les cafés, les gares, les parcs, les salles de concert à travers le pays. Ces espaces ouvrent de nouvelles possibilités de mobilité pour les femmes, tant pour le travail que pour le divertissement. Néanmoins, les pissotières restent largement majoritaires : on dénombre 2 610 urinoirs contre 876 cabines pour dames à Londres en 1928.
Pas découragées pour un sou, les militantes du petit coin poursuivent leur croisade. Lorsqu’elles remplacent leurs frères et leurs maris dans l’industrie de guerre, au plus fort de la Première Guerre mondiale, elles en profitent pour réclamer des espaces où se changer et se doucher séparément des hommes, ce qui leur permet d’accéder à une nouvelle portion d’espace public. Une réglementation qui ne sera pas standardisée dans la loi britannique avant… 1992.
Initialement publié sur Slate.fr
Bibliographie
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- Emine Saner, “The urinary leash: how the death of public toilets traps and trammels us all,” The Guardian, 1er décembre 2021.
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- Ritwika Mitra, “How the ‘urinary leash’ keeps women at home,” BBC, 19 novembre 2017.
- Bethan Bell, “London’s long-term lav affair: A history of public toilets in the capital,” BBC, 17 janvier 2022.
- Grace Phiri, “Women’s rights and the “loo leash”: the fight for public toilets in the UK,” WASH Blog – University of Leeds, 13 juillet 2022.
- Claudia Elphick, “The History of Women’s Public Toilets in Britain,” Historic UK, 24 août 2018.
