Plus d’un siècle après la Grande Guerre, le bois de Verdun sent encore la poudre. Empoisonné par les métaux lourds et les rejets toxiques, le site a vu son écologie bouleversée par les batailles de 14-18.
Quarante mille jours se sont écoulés depuis la plus féroce bataille de la « der des ders ». Au-dessus de la forêt de Verdun, le ciel est bas, lourd de nuages. Même la pluie semble se souvenir. Entre février et décembre 1916, près de deux tiers des Poilus se sont relayés ici pendant 300 jours d’horreur. « Les collines, jadis couvertes de sapinières, ne sont plus que des crêtes pelées, des terres nues et chauves où çà et là se dressent encore quelques troncs d’arbres squelettiques, observait un témoin en 1919. C’est tout ce qui reste des bois qui entouraient Verdun. »
On a baptisé « zone rouge » les 10 000 hectares les plus touchés, rendus impropres à l’habitation et à l’agriculture. Les vergers, vignobles et champs qui l’occupaient autrefois livraient du blé, de l’orge, des poires, du raisin et des mirabelles. Aujourd’hui, on n’y moissonne que des éclats de ferraille laissés par les 60 millions d’obus tombés sur le site. Convalescente après-guerre, la zone a été faite propriété de l’État par la loi du 17 avril 1919 et rendue à la vie sauvage. Les villages avoisinants, honorés du titre de « communes mortes pour la France », ont quant à eux été transformés en lieux de mémoire. Des villes-fantômes qui ont encore des maires, mais plus aucun habitant.

Dès 1923, les terrains défigurés sont confiés aux bons soins de l’administration des Eaux et Forêts. La priorité est de reboiser le site, camouflant ainsi, sous l’ombre des pins noirs, des épicéas et des pins sylvestres, l’horreur qui s’y est jouée en 1916. Bien entendu, cela ne s’est pas fait sans heurts : de nombreux vétérans de la Grande Guerre se montrent hostiles à l’idée de replanter une forêt sur les corps non-identifiés de leurs anciens compagnons d’armes. « On a voulu jeter sur la terre qui a recouvert tant de morts le voile de l’oubli, l’oubli de leur sacrifice et de leur gloire » s’indigne l’un de ces détracteurs. « C’est bien simple, si l’on reboise Verdun, nous irons avec nos haches et nous ficherons les arbres par terre » ajoute un ancien combattant en 1930. Pire : on planterait sur leur tombe des essences livrées par l’Allemagne au titre des réparations de guerre, comme les pins noirs d’Autriche, qui feraient ombre au souvenir des Poilus tombés pour la France !
Malgré cette levée de boucliers, les associations d’anciens combattants n’auront pas le dernier mot : la solution du reboisement finit par l’emporter, privilégiant des monocultures rapides. Entre 1923 et 1931, l’administration forestière y plante 36 millions d’arbres, principalement des résineux. En outre, les cours d’eaux, empoisonnés de cadavres d’hommes et d’animaux, sont quant à eux désinfectés au chlore (une technique inventée en 1911 qui porte encore le nom de « verdunisation »). Et ainsi, petit à petit, le no man’s land reprend les couleurs du vivant.
Quinze millions d’obus
Aujourd’hui, l’endroit est méconnaissable. Grâce aux efforts de l’administration forestière, la Meuse est devenue l’un des départements les plus boisés de France, avec une superficie forestière de l’ordre de 37%. Pour autant, au détour d’un bosquet, on peut encore y croiser quelques « survivants » : des écorces nées avant la Grande Guerre et qui ont participé au conflit, comme autant de sentinelles silencieuses. « Leurs troncs sont hérissés de câbles de cuivre, ceints de cavaliers ou de barreaux de fer, ponctués d’isolateurs électriques, détaille Jean-Paul Amat, professeur émérite de l’université Paris-Sorbonne. Ils furent arbres observatoires, supports de lignes électriques de campagne, repères pour les pointages d’artillerie ou la marche des fantassins. » Certains portent encore les cicatrices de la mitraille, ayant piégé dans leur tronc des balles, des segments de barbelés ou des éclats de shrapnel qui leur donnent l’allure de fusillés pour l’exemple. D’autres essences, comme les mille hectares de pins noirs plantés juste après la guerre, commencent aujourd’hui à se dégrader. « Pour le renouvellement de la zone, des essences méditerranéennes sont désormais privilégiées, capables de résister au changement climatique » précise Nicolas Czubak, responsable du pôle histoire et médiation au Mémorial de Verdun.

Mais si la forêt a couvert d’un pansement feuillu les plus sévères blessures causées à la nature, les stigmates du conflit sont encore bien visibles sous la terre. On estime entre 12 et 15 millions le nombre d’explosifs encombrant encore les entrailles de Verdun. « C’est particulièrement le cas des obus percutants qui, en s’échouant sur un matelas de boue, n’ont pas explosé » explique Nicolas Czubak. Ces obus centenaires donnent encore des sueurs froides à la brigade de déminage de Metz, qui désamorce 20 à 40 tonnes d’explosifs chaque année. C’est pour éviter les accidents que des panneaux d’avertissement jalonnent les sentiers touristiques. « Les agriculteurs exploitant des parcelles touchant la zone rouge découvrent beaucoup d’engins en travaillant la terre, et les entassent au bord des routes ou des champs. Parfois, certains curieux n’hésitent pas à venir les récupérer. » D’autres collectionneurs clandestins vagabondent à travers la forêt pour y glaner gourdes, armes, balles rouillées, grenades… Parfois un crâne.
Des sols empoisonnés
Que faire de ces explosifs orphelins ? Dès la fin du conflit s’est posée la question du désarmement des obus. Car la Première Guerre mondiale fut le laboratoire d’une nouvelle variété d’armes chimiques : obus allemands « à croix bleue » bourrés d’arsenic, gaz de combat, grenades suffocantes… Abandonnés sur le champ de bataille, ces engins ont dû être ramassés et détruits à grande échelle – notamment pour en récupérer le métal, recyclable dans une économie en manque de matières premières. Plusieurs solutions ont été plébiscitées : le pétardement (entasser les munitions non-explosées et déclencher volontairement leur explosion), l’enfouissement (sur terre ou en mer) ou l’incinération. La troisième fut notamment privilégiée pour neutraliser les obus à l’arsenic.

Les sites de neutralisation – où convergeaient les obus de Verdun mais aussi ceux glanés sur d’autres champs de bataille de 14-18, car le maillage ferroviaire abandonné par les Allemands et la faible densité de population locale permettaient de le faire – sont encore, de nos jours, souillés par les résidus toxiques. « Les éléments chimiques ont été dispersés suite à ces opérations, observe Nicolas Czubak. Ce sont des pollutions très fortes mais très localisées. » Cuivre, zinc, mercure continuent de couler dans les tranchées couvertes et y demeureront vraisemblablement pendant les dix mille prochaines années. A une vingtaine de kilomètres au nord-est de Verdun, au cœur de la forêt de Spincourt, une clairière de 70 mètres de diamètre surnommée « Place à gaz » en perpétue le souvenir : entre 1926 et 1928, 200 000 obus allemands « à croix bleue » y ont été désamorcés. Un siècle plus tard, la terre est encore brûlée à cœur, affichant des concentrations d’arsenic représentant entre mille et dix mille fois la dose naturelle. 99% des espèces animales qui s’aventurent dans ce sol y succombent. La guerre de 14-18 continue de faire des victimes…
Une mémoire des ruines
Faudrait-il alors dépolluer l’intégralité du site ? Lessiver les sols, abattre les essences mitraillées, quadriller le territoire avec des détecteurs de métaux afin d’exhumer les millions d’explosifs encore enfouis ? « Impossible », estime Nicolas Czubak. Au-delà des contraintes techniques et logistiques qu’une telle opération exigerait, cela bouleverserait complètement la raison d’être du lieu – un témoin silencieux des ravages de la Grande Guerre. « C’est un espace volontairement laissé en destruction, conclut mon interlocuteur. Un avertissement. »
Comment le contredire ? La zone rouge de Verdun a tout d’un sanctuaire dressé à la mémoire de ses 300 000 morts, où chaque arbre dressé vers le ciel figure une pierre tombale végétale. Et même si le sol est encore à vif, si les trous d’obus sont méticuleusement tondus et défrichés pour qu’ils restent béants, si les cours d’eaux saturés de perchlorate inquiètent les communes voisines, le vivant reprend possession, petit à petit, des ruines de Verdun. Chevreuils, écureuils et grands cerfs s’ébattent dans une forêt giboyeuse. Tritons crêtés et crapauds à ventre jaune investissent les mares et les trous d’eau qui constellent ce paysage lunaire. De nombreuses espèces de chauve-souris nichent dans les anciens forts. Et au printemps, bleuets, coquelicots et orchidées sauvages recouvrent les sols meurtris, fleurissant la tombe des 80 000 soldats non identifiés qui y reposent encore.
Initialement publié sur Slate.fr
Bibliographie
- Isabelle Masson-Loodts, Paysages en bataille : les séquelles environnementales de la Grande Guerre, Nevitaca, 2014.
- Jean-Paul Amat, « Guerre et milieux naturels : les forêts meurtries de l’Est de la France, 70 ans après Verdun », L’Espace géographique, tome 16, n°3, 1987. pp. 217-233.
- Nicolas Méra, « Faut-il reboiser Verdun ? La controverse de l’après-guerre », Retronews, 30 août 2024.
- Hugues Demeude, « La bombe à retardement de la Grande Guerre », Historia, 28 janvier 2016.
- Georges H. Parent, « Trois études sur la Zone Rouge de Verdun, une zone totalement sinistrée », Ferrantia, n°38, 2004, pp. 9-14.
- C. Bourgeat, « Retour à Verdun », Bulletin de la Société archéologique, historique littéraire & scientifique du Gers, avril 1959, pp. 299-301, Bibliothèque nationale de France.
- Michel Derrien, « En forêt de Verdun avec les démineurs », Ouest France, 20 mars 2016.
- Yves Miserey, « La destruction d’armes chimiques de la guerre de 14 a laissé des traces », Le Figaro, 21 juin 2007.
