Quand Les Cicatrices Étaient À La Mode

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les Allemandes en quête d’un bon parti ont une méthode infaillible pour le repérer : elles guettent les plus belles balafres sur les visages de leurs prétendants…

Ils sont aisément reconnaissables aux estafilades qui leur barrent les joues. Dans la langue de Goethe, on appelle ces blessures Schmisse. Plutôt que les maquiller ou les camoufler derrière des pansements, les étudiants des fraternités allemandes les revendiquent comme autant de diplômes de bravoure, bien conscients qu’elles feront tourner les têtes des jeunes femmes… Lesquelles sont convaincues qu’une blessure de ce genre est synonyme de bravoure, d’éducation, et de virilité.

Très populaire dans les cercles étudiants du XIXe siècle, le duel à l’épée (en allemand Mensur) rassemble de nombreux adeptes soucieux de prouver leur témérité lors de cette joute musclée. Pour se représenter la scène, il faut imaginer deux bretteurs se tenant à quelques pas l’un de l’autre, épée à la main, dans une atmosphère échauffée par la sueur et les relents d’alcool. Les combattants n’ont pour protection faciale qu’une paire de lunettes grillagées : le sang va couler. Derrière eux, une ligne a été tracée à la craie, qu’il leur est impensable de reculer sous peine d’être taxés de lâches. Non loin de là, un arbitre et un chirurgien surveillent nerveusement le combat.

EN GARDE. Ce tableau de Georg Mühlberg immortalise un duel étudiant vers 1900. Même si les blessures reçues sont pour la plupart superficielles, les duels peuvent virer au drame : un escrimeur de l’université de Göttingen a été tué lors d’une Mensur organisée en 1876

Un bizutage sanglant

Au cours de ces assauts qui peuvent durer plusieurs dizaines de minutes, l’objectif n’est pas de désarmer son adversaire, encore moins de remporter le duel. Il s’agit simplement d’offrir son visage au fer de l’adversaire, de recevoir les estafilades sans grimacer. Un visage tailladé encore coiffé d’un sourire à l’issue de la Mensur est synonyme de témérité, de courage. C’est un rite de passage obligatoire pour l’élite allemande : une fois son honneur défendu devant sa fraternité, on pourra espérer briguer un poste d’influence au sein des affaires ou du gouvernement, généralement occupés par d’anciens camarades eux-mêmes défigurés. Et tant pis s’il faut risquer de perdre une lèvre pour l’obtenir…

Pratiquée dans les universités allemandes, autrichiennes et polonaises, cette étrange tradition horrifie les touristes étrangers, qui s’affolent de rencontrer autant d’adolescents aux visages couturés. « Ces blessures au visage sont si prisées que les jeunes sont même connus pour les ouvrir de temps en temps et y mettre du vin rouge pour les faire mal cicatriser, observe Mark Twain, de passage à Heidelberg en 1880. Je suis sûr d’une chose : les cicatrices sont assez nombreuses en Allemagne, chez les jeunes hommes, et elles sont très laides. Elles sillonnent le visage en zébrures rouges et furieuses, et sont permanentes et ineffaçables. »

L’ARME À GAUCHE. Les combats se soldent par des visages bien tailladés qui laisseront des cicatrices sur les joues gauches des duellistes – les bretteurs étant généralement droitiers. (Photo: University of Oregon)

« La meilleure éducation d’un homme »

Et pourtant, ces faces recousues sont une source de fierté pour les jeunes Allemands – une sorte de passeport de virilité obtenu dans des conditions très chevaleresques. Preuve en est que les étudiants notent diligemment le nombre de duels auxquels ils ont participé au cours de leurs études. « Nous pouvons être fiers de nos cicatrices, non pas parce qu’elles sont un symbole visible des manières des étudiants, mais parce qu’elles ont été gagnées dans la plus belle période de la vie, sous la marque de l’impératif catégorique : Tu dois être un homme » reconnaît un ancien élève en 1913.

Qui plus est, la participation aux Mensuren comble un besoin patriotique, puisque les étudiants s’entraînent à travers elle à défendre l’honneur de la « germanité ». La pratique est même encouragée par les élites : l’empereur Guillaume II déclare en 1890 qu’elle « offre la meilleure éducation qu’un jeune homme puisse recevoir pour sa vie future ». Sans surprise, les cicatrices moins visibles – comme celles qui sont cachées par le cuir chevelu – accordent à leur propriétaire un document écrit attestant de sa participation au duel. Ainsi, il pourra faire valoir son honneur même si les Schmisse ont disparu !

Déposer les armes

Quand la mode des Mensuren s’essouffle-t-elle ? Les belligérants des deux guerres mondiales aperçoivent de nombreux cicatrisés dans les rangs de l’armée impériale, puis de la Wehrmacht, entre 1914 et 1945. Même si elle finit par être interdite par le Troisième Reich, qui dissout les fraternités étudiantes, la pratique du duel continue d’être tolérée dans le secret des universités, au nom d’une tradition séculaire… Preuve en est que de nombreux soldats servant sous l’uniforme nazi afficheront des visages balafrés. Cette pratique est même à l’origine d’un vieux cliché qui caractérise, dans la culture populaire, les « méchants » par leurs visages bardés de cicatrices – en réalité inspirés des images de propagande propagées lors des deux conflits mondiaux.

SCARFACES. Otto Skorzeny, lieutenant-colonel de la SS, Ernst Kaltenbrunner, haut fonctionnaire autrichien opérateur de la Solution Finale, et Ernst Röhm, chef de la Sturmabteilung, ont tous des visages tordus de cicatrices, vraisemblablement obtenues dans leur jeunesse.

Bien que la pratique traditionnelle de la Mensur décline à partir de 1945, supplantée par l’escrime sportive, elle est encore pratiquée par 400 associations étudiantes (Studentenverbindung) en Allemagne de nos jours. Les cicatrices ont toutefois perdu de leur superbe, et les étudiants qui s’y adonnent sont désormais moins enclins à se faire taillader les joues. Cela n’a pas empêché les anthropologues de s’intéresser au phénomène, relevant un paradoxe évident entre les genres : pourquoi les cicatrices masculines sont-elles généralement jugées positivement, comme le furent les Schmisse au XIXe siècle, alors que les cicatrices féminines, stigmates de scarifications, de mammectomies ou de césariennes, demeurent honteuses ?

Publié en partenariat avec Revue Histoire


Bibliographie

  • Lisa Fetheringill Zwicker, Dueling Students: conflict, masculinity, and politics in German universities, 1890-1914, University of Michigan Press, 2011.
  • Patrick Young, Die Waffen Hoch! The Resiliency of Academic Fencing in Germany, University of Florida, 2011.
  • Kevin McAleer, Dueling: The Cult of Honor in Fin-de-siècle Germany, Princeton University Press, 1994.
  • Mark Twain, A Tramp Abroad, 1880.
  • Robert Myers, “What Scars Say About Sex and Stereotypes,” Sapiens, 13 août 2020.
  • Richard Bucaille, « Les scarifications de « Mensuren », Une pratique sociale généralisante », Revue du MAUSS permanente, 22 avril 2016.