Pierre de Coubertin, L’Odieux du Stade

Entrepreneur visionnaire pour les uns, aristo conservateur pour les autres, le baron qui a dépoussiéré les Jeux Olympiques ne laisse personne indifférent. Portrait d’un éternel ambigu.

C’est un petit homme bien mis, sobre et distingué. Veston immaculé, moustache épaisse ciselée avec soin. Sous sa petite voix fluette et ses manières bourgeoises, on devine une ambition, contenue mais dévorante. Nous sommes au beau milieu des années 1880, et ce grand passionné de sport – il pratique notamment l’équitation, la boxe et l’escrime – est convaincu que les disciplines physiques permettront de « régénérer » la nation française, ébranlée par la défaite de Sedan en 1870. Il n’y a qu’un pas à faire.

Le rêve olympique

Inspiré par les collèges anglais, qu’il découvre à 12 ans, le baron Pierre de Coubertin milite pour la démocratisation de la gymnastique au sein des écoles, se plaçant en cela proche des enseignements républicains. Ce n’est pas seulement une question de culture physique et athlétique, mais de valeurs – camaraderie, compétition, discipline, goût de l’effort – qui forgeront les consciences de demain. Poussé par ce premier succès, un projet encore plus ambitieux voit le jour : dépoussiérer les Jeux Olympiques, une série d’épreuves sportives qui n’a plus eu lieu depuis le IVe siècle. « L’heure a sonné où l’internationalisme sportif est appelé à jouer un nouveau rôle dans le monde » tonne-t-il à la Sorbonne en 1892.

Certes, le baron de Coubertin moissonne d’abord les sourires nerveux et les regards circonspects. Mais à force de discussions, d’échanges et de poignées de mains, il parvient à rallier d’autres voix à sa cause. En 1896, c’est la consécration : les Jeux Olympiques renaissent en Grèce, rassemblant près de 250 athlètes issus de 14 pays. Bien entendu, de nombreux obstacles demeurent : il faut convaincre les autres nations d’y participer et de supporter les coûts d’infrastructure, de logistique et d’organisation qu’ils supposent. Pour donner l’exemple, le baron, devenu président du Comité international olympique en 1896 (poste qu’il occupera pendant trois décennies !), organise la IIe olympiade moderne à Paris.

Le triomphe de l’olympisme est encore loin. Lors des chaotiques Jeux de Paris (1900), l’épreuve de tir aux pigeons se transforme en bain de sang. Quatre ans plus tard, les Jeux de Saint-Louis sont gâchés par l’organisation de « Journées anthropologiques » exhibant des autochtones venus d’Amérique du Sud, des Grandes Plaines américaines ou d’Asie, concourant dans des disciplines dont ils ne comprennent même pas les règles. Refroidie par la perspective de plusieurs semaines de voyage jusqu’au Missouri, la délégation française n’a même pas daigné se présenter à Saint-Louis à l’été 1904.

LA FLEMME OLYMPIQUE. En 1900, les JO de Paris introduisent des épreuves insolites : pêche à la ligne, tir aux pigeons vivants, tir au canon… Toutefois, l’organisation bâclée gâche le déroulement des épreuves : le marathon se court sous une chaleur accablante et le vainqueur de la course de ballons atterrit hors du sol français ! (Photo: La Vie au Grand Air, 4 août 1900/Domaine public)

« Un colonial fanatique »

Petit à petit, Pierre de Coubertin s’éloigne du rêve olympique. Exilé en Suisse à partir de 1915, il démissionne de la présidence du CIO en 1925. Ayant toujours fortement milité pour que les femmes ne concourent pas sur les terrains de l’olympisme, il constate amèrement que son successeur leur a ouvert les pistes de l’athlétisme aux Jeux d’Amsterdam (1928). Après-coup, l’aristocrate n’en démord pas : une saine concurrence sportive ne peut être que masculine. « Féminisée, elle prend quelque chose de monstrueux » assure-t-il. C’est ici que l’on touche à la part d’ombre du baron de Coubertin. Taxé d’antiféminisme, il est également accusé d’avoir adhéré à la hiérarchie des races. « Dès les premiers jours, j’étais un colonial fanatique » admet-il dans ses Mémoires. Issu d’une famille conservatrice, d’allégeance monarchiste, il semble convaincu de la supériorité de la race blanche. « Sans naturellement s’abaisser à l’esclavage ou même à une forme adoucie du servage, la race supérieure a parfaitement raison de refuser à la race inférieure certains privilèges de la vie civilisée » ajoute-t-il en 1901.

Et pourtant, lorsque les « Journées anthropologiques » excitent Saint-Louis trois ans plus tard, avec des épreuves insolites réservées aux autochtones arrachés à des contrées lointaines, le baron dénonce « cette mascarade outrageante » dont il juge qu’elle « se dépouillera tout naturellement de ses oripeaux lorsque ces Noirs, ces Rouges, ces Jaunes apprendront à courir, à sauter, à lancer, et laisseront les Blancs derrière eux ». Un avertissement prophétique : si le marathon de Saint-Louis est remporté par un Blanc, il accueille pour la première fois deux athlètes noirs africains… Lesquels ont raflé près de 7 médailles sur 10 dans la discipline ces quarante dernières années !

Les revers de la médaille

C’est là tout le paradoxe du personnage : chantre d’une « saine compétition sportive entre les peuples », prélude à la bonne entente des nations, il n’est pas pour autant hostile au colonialisme ou à la domination des races supérieures. Peut-être est-ce pour cette raison qu’il a avoué « admirer intensément » l’homme qui ouvrit les Olympiades de 1936 à Berlin ? Sans nécessairement adhérer aux idéaux fascistes d’Hitler, le baron de Coubertin admet que la passion du Führer pour l’olympisme – vitrine du IIIe Reich – est communicative. « A Berlin on a vibré pour une idée que nous n’avons pas à juger, mais qui fut l’excitant passionnel que je recherche constamment » confesse-t-il lors d’un entretien au magazine L’Auto (ancêtre de L’Équipe) le 4 septembre 1936.

CŒURS D’OR. Remise des prix du saut en longueur aux Olympiades de Berlin, août 1936. Jesse Owens occupe la première marche du podium, talonné par l’Allemand Luz Long (droite). Portrait craché de l’aryen modèle, ce dernier n’a pas hésité à féliciter l’Américain après sa victoire et à accomplir son tour d’honneur à ses côtés… (Photo: Bundesarchiv, Bild 183-G00630 / Unknown author / CC-BY-SA 3.0 via Wikimedia)

A ce moment de son existence, le baron, septuagénaire, a vu sa fortune fondre comme neige au soleil. Le soutien implicite à l’olympiade nazie lui a permis de recevoir un chèque bienvenu ; pour autant, Pierre de Coubertin, accablé de pépins de santé, n’a pas daigné se déplacer malgré les invitations. Faut-il y voir un indice de son allégeance véritable ? Peut-être. L’année suivante, en 1937, oublié de tous, le vieux baron rumine ses souvenirs autour du Lac Léman. C’est alors qu’il s’effondre, terrassé par une crise cardiaque. Suivant ses dernières volontés, son cœur sera inhumé à Olympie, en Grèce, berceau des Jeux antiques dont il a perduré le rêve.

Initialement publié sur Slate.fr


Bibliographie

COVER PICTURE : Pierre de Coubertin, 1921 / Credit: Agence Rol via Gallica/Bibliothèque Nationale de France. Domaine public.