Alice Guy, La Réalisatrice Coupée Au Montage De L’Histoire

Pionnière du 7e art, Alice Guy a produit plus de mille films dans la première moitié du XXe siècle, devançant la création d’Hollywood. Son nom est pourtant absent de tous les génériques.

Tout projectionniste digne de ce nom vous le dira : il y a certaines « péloches » dont on perd la trace. Dans les années 1930, on utilisait surtout des pellicules 35mm en nitrate de cellulose mais, extrêmement inflammables, elles causaient des incendies ravageurs. La plupart des films de la 20th Century Fox sont ainsi dévorés par les flammes en 1937…

Après que plusieurs salles de cinéma ont été réduites en cendres, les supports en nitrate sont interdits en 1951. C’est au tour de la pellicule acétate de prendre le relais, mais elle se décompose au bout de quelques années, dégageant une inquiétante odeur de vinaigre. Si les conditions de conservation du film ne sont pas optimales, on ne retrouve au fond de la boîte qu’un film poreux et desséché – toutes les images ont disparu. En conséquence, la majorité des films muets le resteront à jamais. On estime que 90% des films tournés avant 1929 ont disparu.

Au pays des merveilles

Alice Guy a subi le même traitement. Elle n’a pas pris feu, mais son incroyable destinée a été effacée des mémoires comme des écrans. Il n’en reste aujourd’hui que de brèves mentions dans les dictionnaires spécialisés et de (trop rares) documentaires… Pourtant, sa vie de réalisatrice commence comme un film : en 1894, elle est engagée comme secrétaire au service d’une compagnie des Buttes Chaumont qui distribue du matériel photographique, présidée par Gustave Eiffel et dirigée par Léon Gaumont – future pointure du 7e art tricolore.

LE DÉBUT DU FILM. En 1895, Léon Gaumont crée les studios qui portent son nom, ce qui en fait la plus ancienne société cinématographique dans le monde entier. Il utilisera quelques années plus tard une marguerite à son logo, hommage au prénom de sa mère, que l’on peut toujours voir de nos jours au début des films estampillés Gaumont. (Photo: Gaumont/Sortir à Paris)

Le cinéma est, à l’époque, un art nouveau dans lequel les Français excellent. Georges Demenÿ, les frères Lumière, Georges Méliès… Alice serre des mains célèbres et aspire à partager le destin de ces pionniers. Son patron l’y autorise prudemment, à condition, se sent-il obligé d’ajouter, « que son courrier n’en souffre pas ». Elle ne tarde pas à saisir l’opportunité de monter ses propres films en y incorporant une trame fictive alors que la plupart des créations de l’époque sont scientifiques ou purement expérimentales. « Je n’aurais jamais obtenu ce consentement si on avait pu prédire l’incroyable dimension qu’allait prendre le cinéma, admettra-t-elle plus tard. Ma jeunesse, mon inexpérience, mon sexe, tout conspirait contre moi. »

Avec les moyens du bord, « Mademoiselle Alice » met en scène son premier film, La fée aux choux, en 1896. Du cinéma de bout de ficelle, mais la mayonnaise semble prendre : séduit, Léon Gaumont lui laisse exprimer pleinement sa créativité. Jusqu’en 1906, la pionnière multiplie les créations audacieuses : Les dangers de l’alcoolisme (1899), La danse des saisons (1900), Hussards et grisettes (1901), Le pommier (1902), Le crime de la rue du Temple (1905) puis le remarqué La Vie du Christ (1906), peut-être le premier péplum de l’histoire… Et si on assistait à la naissance d’une étoile ?

La classe américaine

Alice Guy entre dans la postérité à pas timides : c’est la première réalisatrice de fiction de l’histoire ! Mais son ambition est loin d’être épanchée. En 1907, elle épouse le cameraman Herbert Blaché, employé aux studios Gaumont de Londres, lequel l’entraîne vers les États-Unis. Le virage américain d’Alice Guy ne coupe pas son envie de bidouiller la pellicule : fondant son propre studio en 1910, la Solax Film Co., elle enchaîne les projets novateurs. Phantom Paradise (1912), The Star of India (1913), Shadows of the Moulin Rouge (1914), The Girl with Green Eyes (1916)… Insatiable, la metteuse en scène focalise sa caméra sur les réalités crues de son continent d’adoption, s’ouvrant aux westerns et aux drames post-guerre civile américaine. Chose rare pour l’époque, elle fait tourner des acteurs afro-américains !

La réalisatrice-vedette est au sommet de sa carrière. L’argent coule à flots : avec 25 000 dollars mensuels, c’est certainement la femme la mieux payée d’Amérique. Difficile, toutefois, de trouver sa place dans une industrie quasi-exclusivement masculine… Alice Guy abandonne à son époux les rênes de son studio en 1913, préférant se dispenser de « gêner les hommes qui désiraient fumer leur cigare en paix et cracher à leur aise tout en discutant des affaires ». Grave erreur : quelques temps plus tard, son mari la quitte pour une actrice et fait ses valises pour Hollywood, terre promise des étoiles montantes du cinéma américain. Le couple divorce en 1922. L’un des derniers films d’Alice Guy, A Man and a Woman, adaptation du roman Nana d’Émile Zola, se révèlera étrangement prémonitoire : comme la principale protagoniste, Alice Guy doit vendre ses biens et rentrer chez elle, ruinée, dans l’anonymat le plus complet.

Clap de fin

A cinquante ans, la « réalisatrice aux mille films » n’est plus que l’ombre d’elle-même. L’étoile filante est tombée derrière l’horizon, et les plateaux de tournage la boudent. Pour passer le temps, ou peut-être chatouiller l’éclat de sa gloire passée, Alice Guy entreprend de coucher ses mémoires sur le papier. « A une époque où les rétrospectives sont de mode, écrit-elle en introduction, peut-être les souvenirs de la doyenne des femmes metteurs en scène trouveront-ils quelque faveur auprès du public. […] On m’a demandé souvent pourquoi j’avais choisi une carrière si peu féministe, or, je n’ai pas choisi cette carrière. Ma destinée était tracée sans doute avant ma naissance et je n’ai fait que suivre une volonté dont j’ignore le nom. »

Le monde continuera, lui aussi, d’ignorer son nom pendant plusieurs décennies : Alice Guy s’éteint dans l’indifférence générale en 1968. Ses mémoires n’ont pas trouvé grâce auprès des éditeurs. Elle qui s’était distinguée à la fois comme scénariste, productrice et réalisatrice, qui avait innové par des trucages et des thèmes radicaux, sans oublier la réalisation du premier making-of de l’histoire, elle sombre dans l’anonymat promis aux réalisateurs de série B. « C’était une réalisatrice exceptionnelle, d’une sensibilité rare, avec un regard incroyablement poétique et un instinct formidable […]. Elle a écrit, dirigé et produit plus de mille films. Et pourtant, elle a été oubliée par l’industrie qu’elle a contribué à créer » regrette Martin Scorsese lors d’une cérémonie rendant hommage à la pionnière en 2011. Le happy end s’est fait attendre. Générique.


Initialement publié sur Slate.fr

Bibliographie

  • Jean Tulard, Dictionnaire du cinéma. Les réalisateurs, Robert Laffont, 1992.
  • Alice Guy, Autobiographie d’une pionnière du cinéma, 1873-1968, Denoël/Gonthier, 1976.
  • Emmanuelle Gaume, Alice Guy, la première femme cinéaste de l’histoire, Plon, 2015.
  • Hélène Février, « Alice Guy, pionnière oubliée du cinéma mondial », TV5 Monde, 20 mai 2014.
  • Caroline Douteau, « Alice Guy, la pionnière oubliée du 7e art », Le Point, 12 avril 2023.
  • Eric Loné, « Quelques aspects du débat autour du film incombustible en 1909, relevés dans Ciné-Journal », 1895, revue d’histoire du cinéma, n°22, 1997, pp. 44-54.
  • Jean Antoine Gili, « Victor Bachy, Alice Guy-Blaché (1873-1968). La première femme cinéaste du monde, 1993 », 1895, revue d’histoire du cinéma, n°15, 1993, pp. 129-130.

COVER PICTURE: Alice in Wonder. Credit: Apeda Studio New York / Collection Solax via Wikimedia Commons. MONTAGE (C) BY THE STORYTELLER’S HAT.