Entre 1920 et 1933, la commercialisation d’alcool est interdite sur le territoire américain. Mais quelques opportunistes rivalisent d’ingéniosité pour continuer à remplir le verre de l’Oncle Sam…
« Maintenant serait un bon moment pour une bière. » Le 22 mars 1933, le président Franklin D. Roosevelt ratifie une loi autorisant la consommation de bière ou de vin dont la teneur en alcool est inférieure à 3.2%. Cette décision fait suite à treize années « sèches » durant lesquelles la production, le transport et la vente d’alcool étaient rigoureusement interdites. Roosevelt le sait : non seulement l’expérience de la Prohibition ne s’est pas montrée concluante (loin de là), mais elle handicape aussi les finances de l’État en se privant de taxer un commerce bien lucratif qui, de toute manière, se maintient en toute illégalité dans les distilleries et les tripots clandestins du pays. Souvent avec la bénédiction du crime organisé.

Qu’importe le flacon…
Comment les Américains parviennent-ils à contourner le 18e Amendement, entré en vigueur en janvier 1920 ? L’une des techniques plébiscitées par les contrebandiers consiste à importer l’alcool depuis les pays voisins. Whisky de seigle canadien, rhum cubain, tequila mexicaine font une entrée fracassante sur les comptoirs illégaux. Lorsque c’est impossible, on se contente d’un alcool de piètre qualité, dérivé des solvants et autres détergents utilisés dans l’industrie. Le gouvernement américain a obligé les producteurs à y ajouter des substances toxiques (huile de ricin, acétone) pour le rendre impropre à la consommation… Ce qui n’empêche pas les « bootleggers » de faire main basse sur ces stocks dénaturés et de les revendre à prix d’or ! Pour faire face à la demande, des spiritueux sont saisis et « allongés » avec de l’eau de robinet ou de l’alcool de bois. Un fameux cocktail de la période, le Smoke, est un mélange subtil d’eau et d’alcool à brûler… Il paraît qu’on laisse mariner des rats crevés dans les stocks de méthanol pour leur donner un vague arôme de bourbon !

Avec ces alcools de très mauvaise qualité venus inonder le marché, ce sont les buveurs qui trinquent. Les hôpitaux constatent une explosion des cas de cirrhoses, de paralysies ou de délires hallucinatoires. Pire, sur la période, on estime qu’au moins 10.000 Américains sont décédés des suites de la consommation d’alcool frelaté. Plus encore sont devenus aveugles.
La croisière s’anise
Et pourtant, cette industrie illégale prospère. Les buveurs invétérés savent où trouver des tripots, maquillés par la devanture d’un fleuriste ou d’un magasin de sodas, souvent dissimulés dans des pièces sans fenêtres au sous-sol de l’établissement. On appelle ces débits de boisson clandestins les « speakeasies ». Ces saloons sont le visage caché des années 1920, où l’on écluse des alcools de contrebande sur des airs endiablés de jazz, dans la fumée vanillée des cigares d’importation cubaine. Même si les débits de boisson officiels ont mis la clé sous la porte, les speakeasies font mieux que les remplacer : rien qu’à New York, ils représentent le double du nombre de tavernes enregistrées avant 1920.
Des quidams s’essayent à produire leur propre breuvage dans des alambics maison, distillant des liqueurs de patate ou de cactus… Mais parfois, il faut prendre la mer pour espérer boire un verre. Des armateurs organisent des « croisières à picole » (booze cruises) pour atteindre les eaux internationales, où la juridiction de l’Oncle Sam ne s’applique pas, et ainsi obtenir le droit de déboucher des bouteilles en toute impunité. Pris d’assaut par les plus fortunés, ces navires n’ont pas de destination : ils longent simplement le littoral américain, à quelques milles des côtes, puis rentrent au port lorsque leurs stocks de « carburant » sont à sec. La croisière s’amuse.
Professions de foie
Ceux qui préfèrent ne pas engraisser le crime organisé se tournent vers des alternatives légales. Selon les termes de la « loi sèche » qui encadre la Prohibition, il est toujours possible d’obtenir son whisky sur prescription médicale… Autant dire que de nombreuses pathologies, de la grippe à la rage de dents, justifient de s’anesthésier au « gin de baignoire » (bathtub gin) ou au whisky médicinal. Les pharmacies s’engouffrent dans la brèche, prescrivant des élixirs contre une poignée de dollars.

La foi est également un bon prétexte pour s’abîmer dans l’alcool. Utilisé lors des cérémonies catholiques ou juives, le vin de messe est autorisé dans le cadre d’offices religieux. Les pratiquants de confession juive, par exemple, ont droit à 10 gallons de vin par adulte et par an. Comme par miracle, les congrégations religieuses enflent et la demande de vin de messe augmente de 800.000 gallons sur les deux premières années de la Prohibition ! Des individus assoiffés n’hésitent pas à s’improviser rabbins du jour au lendemain, et il n’est pas rare que de prétendues synagogues soient enregistrées à l’adresse de blanchisseries ou de simples boîtes postales.
Même les fournisseurs de boissons non-alcoolisées en profitent. Les producteurs de jus de raisin savent qu’en laissant leurs fruits fermenter, ils obtiendront une marchandise bien plus convoitée… Les distributeurs se chargent donc d’avertir les consommateurs de « ne surtout pas mélanger le jus de raisin avec de l’eau et le laisser au frais pendant 20 jours », faute de quoi la boisson se transformerait en vin ! Les instructions sont claires, et le clin d’œil bien compris : la production de raisin californien est ainsi multipliée par dix entre 1920 et 1933.
Épilogue
En décembre 1933, après treize ans de sécheresse et d’ivrognerie clandestine, la Prohibition est levée. En dépit de son bien-fondé moral, « la noble expérience » aura surtout été contre-productive. Au lieu de saper l’alcoolisation des Américains, elle n’a fait que multiplier les dépendances, nuisant gravement à la santé des buveurs (et des buveuses, dont les effectifs explosent durant l’interdiction). La Prohibition a également ouvert l’âge d’or du crime organisé. Le nombre d’homicides enregistrés sur le territoire américain a doublé sur la période, marquée par les règlements de compte et la corruption fréquente de la police et des agents gouvernementaux.

Enfin, c’est peut-être l’économie américaine qui a le plus mal à la tête. En refusant de taxer un commerce si lucratif, le gouvernement enregistre un manque à gagner qui se chiffre à 11 milliards de dollars. Des milliers de débits de boisson ont fermé leurs portes, des restaurants ont fait faillite, et des centaines de milliers d’emplois ont été liquidés. La crise de 1929 portera le coup de grâce, mettant un quart de la population américaine au chômage. Ratifiée en mars 1933, la loi de Roosevelt sur la bière à 3.2% signe l’échec total de la Prohibition : si le président américain doit de nouveau taxer les boissons alcoolisées, c’est pour financer les réformes de la Grande Dépression… Cela valait bien un verre.
Initialement publié sur Slate.fr
Bibliographie
- Edward Behr, Prohibition: Thirteen Years that Changed America, Skyhorse, 1996.
- Alice Louise Kassens, Intemperate Spirits: Economic Adaptation during Prohibition, Springer, 2019.
- Joan Stoltman, Prohibition. Social Movement and Controversial Amendment, Lucent Press, 2019.
- Michel Muller, « En 1933, après 13 ans à l’eau, les États-Unis liquident la Prohibition », L’Humanité, 27 mai 2023.
- Erin Blakemore, “How Prohibition Encouraged Women to Drink”, JSTOR Daily, 16 février 2018.
- Enric Ucelay-Da Cal, « Prohibition : quand l’alcool était banni des États-Unis », Histoire & Civilisations, 10 février 2021.
- Jeffrey Miller, “The Modern Craft Cocktail Movement Got Its Start During Prohibition”, Smithsonian Magazine, 16 janvier 2020.
- Deborah Blum, “The Chemist’s War”, Slate.com, 19 février 2010.
- Jack S. Blocker, Jr. “Did prohibition really work? Alcohol prohibition as a public health innovation”, Am J Public Health. 2006 Feb;96(2):233-43.
