La Jeunesse du Swing Qui a Défié Hitler

Dans les années 1930, le régime nazi s’attaque aux arts « dégénérés ». Le swing, musique aux accents libertaires importée d’Amérique, fait partie des victimes… La jeunesse allemande en fera une arme de résistance aux totalitarismes.

« Le jazz est selon moi une expression des idéaux les plus élevés, affirmait John Coltrane, l’un des jazzmen les plus influents de sa génération. Par conséquent, il contient de la fraternité. Et je crois qu’avec de la fraternité il n’y aurait pas de pauvreté, ni de guerre. » Plongeant ses racines dans la culture musicale afro-américaine de la fin du XIXe siècle, le jazz est avant tout un hymne de résistance – résistance à l’oppression, à l’indifférence et à la persécution des communautés noires. Ce n’est donc pas un hasard si le swing, frère cadet du jazz importé en Europe dans les années 1930, va servir de rempart aux pulsions totalitaires qui y sévissent.

Bonnes et mauvaises notes

Toutes les formes de musique, en effet, ne sont plus tolérées sous le Troisième Reich. Le parti nazi mène une véritable croisade contre ce qu’il appelle « l’art dégénéré » : à partir des années 1930, la propagande condamne les « renversements rythmiques hystériques caractéristiques des races barbares », qualifiant le jazz et le swing de Negermusik, bannies à partir d’octobre 1935. Selon les Nazis, la musique afro-américaine serait une arme politique mobilisée par les Juifs afin de faire triompher la démocratie et le capitalisme, valeurs typiquement nord-américaines, infusant secrètement dans la société allemande. Caractérisée par des « danses indécentes » et des « excès négroïdes de tempo » tranchant avec l’impératif aryen de discipline et de modération, la musique dite dégénérée serait source de corruption, de désordre, de « décadence culturelle ». La preuve : on ne peut pas marcher au pas sur un air de jazz…

ENTARTETE MUSIK. Une exposition mettant en avant « l’art dégénéré » à Düsseldorf, en 1938. Le swing et le jazz, musiques « noires » importées d’Amérique, sont considérées comme des insultes envers le patriotisme allemand, tout comme le sont d’autres mouvements artistiques comme le surréalisme, le fauvisme ou le cubisme. (Photo (c) PictureAlliance/DPA via DW)

En conséquence, tandis que les représentants de l’école musicale allemande sont glorifiés – à commencer par les Mozart, Bach, Haydn ou Wagner –, artistes noirs et compositeurs juifs sont chassés des scènes allemandes. Certains sont contraints à l’exil ; d’autres sont purement et simplement déportés. Coco Schumann, guitariste berlinois de jazz, forme au camp de concentration de Theresienstadt le groupe des « Ghetto Swingers » – signe que la musique peut encore s’élever derrière les barbelés. En 1939, le ministre de la propagande du régime, Joseph Goebbels, va jusqu’à créer un groupe de jazz allemand, « Charlie et son Orchestre », dont les compositions parodiques moquent les Américains et leurs alliés. Il paraît que Churchill, régulièrement taclé dans leurs chansons pour son penchant pour l’alcool, trouvait les paroles hilarantes !

Danser pour résister

Cela n’empêche pas le jazz et le swing de se répandre comme une traînée de poudre en Europe dans la foulée de la Grande Guerre. En France, en Allemagne, en Belgique, en Tchécoslovaquie ou en Grande-Bretagne, ces styles radicalement nouveaux, survitaminés et dansants, aident à évacuer les mauvais souvenirs de 14-18. Et si le jazz aidait à guérir ? Malgré les interdictions progressives faites aux orchestres allemands de consacrer plus de 20% de leur répertoire au jazz, des clubs dédiés à cette nouvelle tendance se forment dans les années 1930, s’implantant à Berlin, Francfort et Hambourg. S’y rassemble un public jeune et ouvert sur le monde, conquis par l’aspect libertaire de cette musique et, plus largement, par l’esprit extraverti et laissez-faire qui transpire de la culture américaine. « Nous étions habités par un désir de vie à l’américaine, de démocratie, se souvient Frederich Ritzel, un habitué des swing clubs. Tout était connecté – et connecté à travers le jazz. »

SWING HEIL ! Une rare photo des membres de la Swingjugend, habillés à l’américaine. Eux aussi ont leur signe de ralliement, parodiant le fameux salut nazi « Sieg Heil ! » en lançant à la place « Swing Heil ! », véritable pied-de-nez à la figure d’Hitler. (Photo (c) The National WW2 Museum)

Ces fans de musique clandestine, on les appelle les Swingjugend, littéralement « jeunesse swing ». Selon les fichiers de la police, ce sont de jeunes Allemands et Allemandes âgés de 14 à 19 ans, arborant chapeaux hollywoodiens, cheveux longs, parapluies quelle que soit la météo et parlant couramment l’anglais. Généralement issus des couches sociales élevées de la société allemande, les Swingjugend ne forment pas un mouvement de résistance armé ; bien au contraire, le groupe se définit comme apolitique et non-violent. Mais sa rébellion s’exerce autrement, par la non-conformité avec l’identité nationale et les valeurs promues par l’idéologie nazie. Certains éludent leur service dans les Jeunesses Hitlériennes ou la Ligue des Jeunes Filles Allemandes ; d’autres confrontent leurs homologues rangés sous les drapeaux. Il s’agit avant tout de court-circuiter l’idéal aryen.

Dans le viseur de la Gestapo

Malgré leur démarche pacifique, les Swingjugend subissent la répression des autorités. En 1941, la Gestapo prend le problème à bras-le-corps, organisant des descentes dans les clubs de jazz, les écoles de danse et les autres lieux où ces habitués se rencontrent. Ces derniers sont contraints de poursuivre leur passion illégalement, au fond de caves aveugles ou de bars clandestins. Quelles punitions risquent-ils ? Les sanctions infligées à ces « déviants » peuvent aller du simple fait de leur couper les cheveux à l’enrôlement forcé dans l’armée, voire à la déportation. Himmler, le chef des SS, considère les adorateurs de jazz comme une véritable menace ; selon lui, seules des mesures drastiques permettront « d’éradiquer la dangereuse diffusion de ce mouvement anglophile à l’heure où l’Allemagne se bat pour son existence ». A Hambourg, près de 400 d’entre eux sont raflés entre 1940 et 1942. Soumis à des peines d’emprisonnement allant de deux à trois ans, ils sont roués de coups, brimés et humiliés par les geôliers des camps d’internement pour mineurs.

232,8°C. La politique de discrimination envers les musiques « dégénérées » s’inscrit dans la même logique que les bûchers de livres organisés sous le Troisième Reich, dont les principaux foyers (ainsi que certains auteurs ciblés) sont répertoriés ci-dessus. Horrifié par cette purge, Ray Bradbury publiera en 1953 Farenheit 451, titre qui fait référence au point d’inflammation du papier (soit 232,8°C).

Mais on se tromperait en pensant que les travaux forcés brident leur oreille musicale. « La mine de sel dans laquelle était l’usine avait une très bonne acoustique, racontera Günter Discher, déporté au camp de redressement de Moringen. L’un de nous jouait sur les cartouches – des sortes de boîtes en bois – avec des baguettes de fortune. Nous improvisions toutes sortes de choses, qui sonnaient plus ou moins bien. Mais dans tous les cas, cela nous aidait à tenir pendant les pauses-déjeuner. » C’est peut-être la plus belle leçon transmise par les Swingjugend : même au cœur de l’horreur concentrationnaire, ils voyaient encore les contours incandescents d’une piste de swing. Passée l’année 1945, dans une Europe couverte de gravats, les musiques noires finissent par être blanchies.

Initialement publié sur Slate.fr


Bibliographie

COVER IMAGE : BLACK NOISE / IMAGE (c) THE TIMES UK / MONTAGE BY THE STORYTELLER’S HAT.