Nudisme, Nazisme Et Naturisme

En Allemagne, la culture du corps libre n’a pas été découragée par l’arrivée au pouvoir du parti nazi. Au contraire, le mouvement naturiste a fait l’objet d’une tolérance surprenante sous le Troisième Reich, ce qui explique peut-être sa vitalité jusqu’à nos jours…

Que l’on longe la rivière Isar arrosant le cœur de Munich, que l’on fréquente le parc Tiergarten de Berlin, que l’on s’aventure dans les Alpes bavaroises ou dans l’un des trois mille saunas – mixtes – d’outre-Rhin, on s’assurera au moins d’une chose : apercevoir un Allemand en tenue d’Adam. Le touriste non renseigné pourrait s’en offusquer. Couvrir immédiatement ses yeux d’une main chaste. Au mieux, il jugera la culture locale rafraîchissante ; au pire, dépravée. Mais ce qu’il ignore, tandis qu’il revient sur ses pas en tentant d’oublier l’emplacement de certaines rides, c’est que cette éthique du corps libre n’est pas une fantaisie. Bien au contraire, c’est le produit d’une longue histoire qui combine contestation juvénile, vieux folklore païen et Troisième Reich.

Nu comme un vert

Vers le milieu du XIXe siècle, l’empire allemand est travaillé par un mouvement de contestation sociale issu des franges jeunes de la population. Les militants de la Lebensreform entendent libérer la population des contraintes de l’industrialisation, de l’urbanisme et du conformisme matériel en misant sur un retour providentiel à la nature. A l’époque, les masses laborieuses se tassent dans des immeubles bas de plafond rongés par la misère sociale, la scrofule et la tuberculose. Pour évacuer les tourments d’un monde qui se replie sur lui-même, on se tourne vers les diètes végétariennes, le yoga, les exercices de relaxation, les médecines alternatives, le bouddhisme, le jardinage, l’agriculture biologique et les balades en forêt… Sans oublier les bains de soleil à poil.

CURES TOUJOURS. C’est une époque d’expérimentation des médecines douces : cures de soleil, hydrothérapie, naturopathie… L’héritage de la Lebensreform se mesure encore aujourd’hui chez les partisans de l’agriculture biologique ou les apôtres d’un retour à la nature. (Photo: Bernisches Historisches Museum)

Descendante directe de cette (r)évolution des mœurs, la Freikörperkultur (« culture du corps libre ») ou FKK émerge à Essen en 1898. Son objectif : cultiver la nudité à l’air libre. D’abord prégnant en banlieue de Berlin, sur les rives de la Baltique et autour de la mer du Nord, le phénomène galvanise bientôt tout le pays et arrache des sous-vêtements plus prestement que les concerts d’Elvis Presley. Cette éthique naturiste est partagée par plusieurs couches sociales, des ouvriers communistes à la petite-bourgeoisie en passant par les artistes, médecins et professeurs. Tous entendent mieux vivre en s’affranchissant des diktats esthétiques : le mouvement est d’ailleurs secondé par la contre-culture romantique qui voit dans la nudité l’achèvement d’un idéal antique.

Le Reich se déshabille

Pionnier de la FKK, Richard Ungewitter est l’un de ces réformateurs. Végan avant l’heure, pas frileux pour un sou, il rédige nu à son bureau Die Nacktheit (« la nudité ») qui rencontre un certain succès dans l’entre-deux-guerres. Dans les années 1930, ses théories se mâtinent de rhétorique haineuse : Ungewitter se fait chantre de « l’hygiène raciale » et condamne ouvertement les populations étrangères coupables, à ses yeux, « d’empoisonner » l’Allemagne.

SOT À SKI. « Richard Ungewitter, l’apôtre le plus enthousiaste de la culture naturiste, lors d’une promenade en ski. » (Photo: SchwarzAufWeiss)

A l’époque, l’idéologie nazie voit d’un mauvais œil le mouvement FKK, qui rassemble en Allemagne entre 50.000 et 80.000 pratiquants. Assimilé aux associations marxistes, il est accusé d’abriter un grand nombre de dissidents homosexuels, persécutés par les Nazis dès 1933. « L’un des plus grands obstacles à la culture et la moralité allemandes est le mouvement nudiste, proclame Hermann Göring. Le naturisme tue la pudeur naturelle des femmes, et enlève aux hommes leur respect envers elles. » Mais en juin 1933, à peine un mois plus tard, le Troisième Reich rétropédale. Pourquoi ? De nombreux dignitaires nazis participent au mouvement FKK qui, s’il est inscrit à gauche, a ses sympathisants dans les couloirs d’extrême-droite. Par ailleurs, en surveillant les réseaux naturistes, on peut facilement identifier l’ennemi à abattre : celui qui porte les stigmates d’une circoncision…

Afin d’échapper aux purges, les associations naturistes se conforment aux exigences raciales du parti, excluant les membres non-aryens et les agitateurs politiques soupçonnés. Début 1934, Hitler donne sa bénédiction aux allergiques du textile, récupérant l’idéologie naturiste pour servir ses propres intérêts : selon lui, les remèdes naturalistes à base d’air, de soleil et de nudité permettront de rendre aux Allemands leur « pureté » originelle, socle de l’État pangermanique qu’il compte bâtir. La propagande nazie tisse également des liens avec les traditions des ancêtres germains, chevaliers Teutoniques et Vikings en tête, qui dans leur religion païenne vénéraient les arbres, les sources, le vent et l’eau. Ainsi, la nudité devient instrument de propagande – un moyen de promouvoir la virilité et la supériorité physique de la race aryenne… clichés de biceps huilés à l’appui.

LA RAIE SUR IMAGE. Hans Surén, officier SS de la première heure et chantre du « naturisme national », a publié en 1924 Mensch und Sonne, best-seller de photographies homoérotiques qui s’écoule à un quart de million d’exemplaires outre-Rhin. Voici l’une de ses créations. (Credit: Spiegel)

En 1942, Himmler publie une ordonnance autorisant les baignades nues, même mixtes. Sur ce socle législatif s’implantera la future réglementation du naturisme en RFA, relativement souple et embrassée par une génération fraîche de FKKler. Ce sera également le cas à l’est, où les escapades naturistes sur les rives de la Baltique auront le mérite de distraire ses pratiquants de la diplomatie soviétique…

Conclusion : les milliers de naturistes allemands qui fréquentent aujourd’hui les parcs, plages, clubs, saunas et emplacements estampillés « FKK » doivent beaucoup à la relative tolérance du Troisième Reich à leur égard. Et si leur corps est désormais libre, il rappelle que leur esprit, lui, ne l’a pas toujours été.

Initialement publié sur Slate.fr


Bibliographie

COVER PICTURE: My Nudist Memorabilia (c) The Storyteller’s Hat