Le Suaire de Turin, Tissu de Mensonges ?

C’est une relique qui suscite passion et controverses depuis plusieurs siècles : le suaire de Turin, un linge passant pour le linceul du Christ, fait l’objet de débats virulents quant à son authenticité. S’agit-il véritablement du drap ayant enveloppé le corps de Jésus après sa crucifixion… ou d’une grossière contrefaçon ? Le verdict des historiens.

Si la vénération de reliques saintes passe aujourd’hui pour une excentricité religieuse, cela ne fut pas toujours le cas au cours de l’Histoire. Au Moyen Âge, on remue Ciel et Terre pour en obtenir : morceaux de la croix du Christ, dents, ossements, bijoux, étoffes, cheveux… Même la poussière arrachée au tombeau des saints se boit, mêlée à de l’eau, en infusion aux XIe et XIIe siècles ! On peut morceler à l’infini les corps des saints pour orner amulettes, talismans et pendentifs. La conscience populaire donne à ces objets des propriétés miraculeuses : le pouvoir d’éloigner les tempêtes, d’éradiquer les épidémies, de protéger leur porteur d’éventuelles afflictions ou malédictions… Naturellement, la forte demande de reliques alimente non seulement le pillage de sépultures sacrées, mais aussi la vente de contrefaçons. On vénère par exemple, en différents points du globe, pas moins de douze crânes de Saint Jean Baptiste en même temps !

SANG POUR SAINTS. Les reliques saintes peuvent prendre des formes variées : fioles de sang (issue de la Basilique du Saint-Sang de Bruges, en Belgique), empreintes, cheveux, dents, os… On se recueille aussi devant des ampoules du lait de la Vierge, des poils de la barbe de Saint Pierre, et même plusieurs prépuces du Christ ! (Photo: Matt Hopkins via Wikipedia/CC BY-SA 2.0)

L’étoffe des grands

Les reliques les plus convoitées sont bien évidemment celles de Jésus de Nazareth, touchant à la religiosité la plus aigüe. Car il s’agit bien d’un personnage historique : si la croyance en ses enseignements et en ses miracles relève de la foi, il ne fait pas de doute que le prophète a véritablement existé. Prêchant en Judée, en Galilée et en Phénicie dans le premier tiers du Ier siècle, il tient un discours bienveillant et généreux qui attire dans son sillage un nombre croissant de disciples. Partageant la table des lépreux, des légionnaires et des collecteurs d’impôts, il est aussi à l’origine, selon ses contemporains, de guérisons ou d’exorcismes miraculeux… Sa vision, en rupture avec le judaïsme traditionnel, conquiert d’emblée les exclus de tous horizons – femmes, esclaves, martyrs, miséreux – et son approche inclusive explique le succès avec lequel, en quatre siècles, le christianisme colorera l’Occident.

Seulement voilà : ses prêches novateurs lui valent les foudres des autorités. Entre l’an 26 et l’an 36, Jésus est arrêté à Jérusalem puis crucifié le jour d’une éclipse lunaire. D’après la tradition, il est enveloppé d’une pièce d’étoffe en lin puis mis au tombeau d’où, deux jours plus tard, il s’extirpera mystérieusement lors de sa résurrection… Propagée par ses disciples, la légende du linceul sacré s’imprime dans les Évangiles : « Joseph prit donc le corps, l’enroula dans un drap de lin pur et le déposa dans le tombeau tout neuf qu’il s’était fait tailler pour lui-même dans le roc » écrit l’apôtre Matthieu (27:59). « Après l’avoir descendu de la croix, il l’enroula dans un drap de lin et le déposa dans un tombeau taillé en plein rocher, où personne n’avait encore été enseveli » renchérit Luc (23:53).

SAINT LINGE. Sur cette lithographie du XIXe siècle, on observe Jésus être descendu de la croix puis mis en tombe. Son suaire souillé de sang aurait été confié à Saint Pierre, le premier des papes… (Credit: M. Fanoli/E.R. Wehnert via Look and Learn/Creative Commons)

Résurrection médiévale

C’est dans la seconde moitié du XIVe siècle que le – supposé – linceul du Christ laisse pour la première fois sa marque dans les annales de l’Histoire. Nous sommes en 1357. Après un itinéraire assez décousu, le suaire est en possession des moines de la collégiale de Lirey, en Champagne. On murmure que la relique aurait été dérobée lors du sac de Constantinople puis, transitant par Athènes, aurait été rapportée de croisade par le chevalier Geoffroi de Charny… Déjà à l’époque, l’authenticité du tissu fait débat. Les évêques de Troyes en interdisent la présentation aux fidèles : il s’agirait d’un linceul « fabriqué avec artifice » par un peintre faussaire afin de renforcer les dévotions et les dons faits à la collégiale. En 1390, le pape Clément VII intervient, autorisant la présentation de l’icône sous réserve de prévenir la congrégation qu’il s’agit d’une « figure ou représentation du suaire du Christ » et non d’un original…

Cela va-t-il détourner les fidèles de l’objet sacré ? Que nenni ! Dans un contexte de fièvre religieuse qui voit la multiplication des offrandes et des manifestations de piété, pas moins d’une quarantaine de suaires, entiers ou morcelés, sont vénérés en Occident et au Proche-Orient au XIVe siècle. Véritables aimants à pèlerins, les reliques saintes jouissent d’une aura exceptionnelle. Mais le voile sacré quitte bientôt la Champagne : déménagé pour le préserver des ravages de la Guerre de Cent Ans, le suaire est vendu en 1453 aux ducs de Savoie, lesquels le conservent dans un coffre en plomb au cœur de leur château de Chambéry. La relique est ensuite rapatriée à Turin lorsque la cité piémontaise devient la nouvelle capitale du duché de Savoie. Elle est conservée depuis 1578 en la cathédrale Saint-Jean-Baptiste, et les clameurs anticléricales de la Révolution et des Lumières la font oublier… jusqu’aux dernières lueurs du XIXe siècle.

LE SUAIRE EN SUEUR. Le 4 décembre 1532, un incendie ravage la chapelle du Château de Chambéry, où le linceul sacré est entreposé. Le suaire a bien failli disparaître… mais il s’en tire avec quelques brûlures de plomb fondu et des dégâts occasionnés par l’eau des sauveteurs. Comme il est plié en 48 épaisseurs, ces dommages se répercuteront symétriquement le long du tissu… (Peinture de Joseph Massotti (c) Collections départementales de Savoie)

Un flash pour l’Histoire

Le 25 mai 1898, un photographe amateur obtient l’autorisation de prendre un cliché du suaire de Turin à l’occasion du 400e anniversaire de la cathédrale. Après plusieurs heures de manipulations chimiques, Secondo Pia se retrouve face à un négatif saisissant : le cliché immortalise dans le tissu, invisible à l’œil nu, l’empreinte d’un homme. Le visage, autant barbu que serein, est bouleversant de beauté. « Je restai comme glacé » souffle le photographe, qui a failli échapper les plaques photographiques de surprise… Le plus mystérieux, c’est qu’il ne s’agit pas d’une silhouette en relief telle qu’aurait pu la laisser un corps enroulé dans le tissu, mais d’une « impression » en deux dimensions – autrement dit, d’une image figée dans le tissu. Qui plus est, sur les négatifs, le visage inconnu apparaît positif… Quel faussaire aurait pu imaginer pareille manipulation cinq siècles avant l’avènement de la photographie ?

RÉSURRECTION. Sur ce cliché moderne du suaire de Turin, on observe clairement l’empreinte ventrale et dorsale d’un homme, immortalisé en négatif au centre du linge. (Credit: Wikipedia/Domaine public)

La découverte, selon certains, confine au mystique. Republiée par la presse, la photographie de Pia fait l’effet d’une bombe. Aurait-on mis la main sur le suaire originel du Christ ? Certains en sont convaincus. D’autres crient à la supercherie et mettent en doute les méthodes du photographe amateur : elles sont pourtant confirmées lors d’une nouvelle tentative, en 1931. On dit que lors de l’apparition de la seconde photographie, figurant elle aussi un visage prophétique, Pia aurait poussé un soupir de soulagement…

La science dans de beaux draps

Étant donnée la valeur historique et symbolique du linge, la science est vite appelée au secours afin de valider – ou non – son authenticité. Les premières analyses révèlent les proportions du corps : environ un mètre soixante-quinze pour quatre-vingts kilos, un profil fin et athlétique, des cheveux longs et un âge estimé entre trente et quarante-cinq ans. Les mensurations du prophète ? En 1978 est fondé le STURP (Shroud of Turin Research Project) afin de faire la lumière sur les zones d’ombres de la relique turinoise. Une trentaine de chercheurs multidisciplinaires s’activent autour du suaire : analyses spectrographiques, microchimiques, radiométriques, expertises médico-légales… On observe des coulées de sang (ou d’oxyde de fer ?) aux poignets et aux pieds, les marques d’une couronne d’épines, les traces d’une flagellation, d’un coup de lance au flanc… En bref, tous les stigmates évoquant le supplice du Christ !

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Si les recherches des scientifiques, polluées par des considérations religieuses, aboutissent parfois à des aberrations, une chose est sûre : le suaire de Turin ne peut être l’œuvre d’un faussaire. Certains ont voulu attribuer à un peintre de talent – le nom de Léonard de Vinci a été cité, comme celui de Giotto ou de Dürer – la paternité de l’image reproduite au creux du drap sacré. Or, une main humaine n’aurait pu tracer la silhouette avec autant de précision. Les sindinologues (du grec sindôn, « linceul ») se tournent alors vers un autre chantier : l’âge de la relique. Le délai de conservation des tissus se mesure en siècles : des archéologues en ont exhumé dans les ruines de Pompéi ou dans des mausolées égyptiens trois fois millénaires. L’analyse au carbone 14 est donc déployée en 1988 sous l’égide de trois laboratoires indépendants. Leurs conclusions, « fiables à 95% », sont sans appel : les fibres de lin composant le tissu auraient été fauchées entre 1260 et 1390. La conception du suaire serait donc d’origine médiévale…

Contre-expertises

Si l’analyse au carbone 14 porte un sérieux coup aux partisans de l’authenticité du drap, elle ne clôt pas pour autant les débats. D’autres chercheurs s’empressent de contester les résultats. Les analyses auraient été bâclées, les échantillons mal prélevés, certains détails ignorés. Certains pensent que les analyses sont justes mais ont porté sur des pièces plus tardives, étant donné que les tissus endommagés sont souvent recousus ou rapiécés. D’autres soulèvent la possibilité qu’une bactérie ou un champignon ait pu fausser la composition en carbone 14 du suaire. D’autres enfin pointent les limites d’une analyse rarement infaillible… Ces théories émanant autant de chercheurs que d’amateurs, il est difficile de séparer le bon grain de l’ivraie.

SACRÉ PHÉNOMÈNE. Une hypothèse, par exemple, soulève bien des sourcils dans les milieux académiques : celle qui suppose que la résurrection du Christ aurait généré du radiocarbone, changeant le composé chimique du tissu et faussant, très involontairement, sa datation !

Aujourd’hui encore, le débat reste ouvert, bien que de nouveaux éclairages viennent peser en faveur de l’authenticité. En 1999, un professeur de botanique à l’Université de Jérusalem a découvert sur le tissu des pollens disparus depuis le VIIIe siècle qui seraient issus de la région de la Mer Morte. Des correspondances ont également été tissées entre le linge légendaire et les étoffes exhumées dans la cité de Massada, une forteresse érigée par le roi juif Hérode et rasée par les Romains en l’an 74. (Toutefois, la technique des linges à chevrons, utilisée pour le linceul de Turin, y est étrangère.) Enfin, certaines sources historiques mentionnent la visite de seigneurs hongrois à Constantinople dès 1150, où ils auraient observé – et reproduit en croquis – le linceul tant convoité… Reculant donc d’au moins un siècle et demi les conclusions de l’analyse radiométrique de 1988.

Difficile donc, aujourd’hui, de livrer un verdict sûr. Car les éléments qui concordent à l’authenticité, comme ceux qui la contestent, restent minces. Les marques de sang, issues d’une prétendue crucifixion, sont peut-être plus tardives ; il est possible qu’il s’agisse également d’oxyde de fer. L’imposture avait déjà été soulevée par les évêques de Troyes au XIVe siècle. Quel intérêt auraient-ils eu à désacraliser une relique qui faisait le prestige de la région ? En outre, la datation au carbone 14, très controversée, a été confirmée par des expertises plus poussées en 2011. Finalement, en attendant que les chercheurs aient le dernier mot, c’est la foi qui oriente les débats. Et après plusieurs millénaires de court-circuitage entre religion et science, il est bon de noter que l’Église ne prend pas position. « La mystérieuse fascination qu’exerce le Suaire pousse à poser des questions sur le rapport existant entre ce linge sacré et l’histoire de Jésus, tempère le pape Jean-Paul II en 1998. Comme il ne s’agit pas d’une matière de foi, l’Église n’a pas compétence spécifique pour se prononcer sur ces questions. […] L’Église exhorte à affronter l’étude du Suaire sans a priori qui donneraient pour acquis des résultats qui ne le sont pas ; elle les invite à agir avec leur pleine liberté intérieure, et avec un attentif respect aussi bien de la méthodologie scientifique que de la sensibilité des croyants. »


Bibliographie

COVER PICTURE: Fabric Jesus (c) Montage by The Storyteller’s Hat.